vendredi 17 avril 2015

Shibari sous-marin

Visayas, Philippines, automne 2011.


Mingus se mouvait autour de moi. Combinaison, cagoule, bottillons, bouteille… Sa tenue de plongée lui donnait l’allure d’un cosmonaute en apesanteur dans le petit bassin de la piscine.
Face à lui je campais le poids mort en bikini, un fardeau aux bras maintenus le long du corps par un harnais, aux chevilles lestées d’une ceinture de plomb et au détendeur* serti entre les lèvres. Mingus me désigna son octopus avant de m’adresser le signal universel des plongeurs, un rond formé du pouce et de l’index.
« OK ? » Je lui retournai le signe convenu, un franc « Oui » de la tête. Oui pour partager sa bouteille maintenant. Ôter le détendeur, le remettre, le purger de son eau... Ce geste routinier, ce n’était plus moi qui le maîtrisais mais lui, et cette totale absence de contrôle me rendit l’opération moins familière, presque étrange.
Mon équipement rendu à sa liberté vogua à la dérive.
« OK ? » « OK. » Direction la zone la plus profonde de la piscine. Prisonnière de mon harnais, j’étais incapable de nager. Ce fut Mingus qui me tracta à vigoureux coups de palme. Moi, je me faisais l’effet d’un ballot ayant gagné un tour de manège. Nous stoppâmes sur la haute marche séparant le petit bassin du grand. Quelques centimètres, un saut, et mes cinq kilos de lest me feraient couler à pic.
« OK ? » « OK. » Mingus accompagna ma chute afin que l’octopus ne quitte pas mes lèvres. Mes genoux touchèrent le carrelage sans heurt.
« OK ? » « OK. » Mon compagnon sortit une longue corde de sa poche, la déroula, la glissa sous mon harnais, me libéra les jambes et me lâcha. Aussitôt je remontai à plat ventre, paresseux ballon dont la course s’acheva à mi-profondeur, une fois sa longueur de corde épuisée.
« OK ? » Pas tout à fait. Garder l’équilibre était difficile. Chaque inspiration me projetait vers la surface, chaque expiration vers le fond. Privée de l’usage de mes bras, j’oscillais de droite et de gauche, croupe tantôt en haut, tantôt en bas. À l’affût de la sensation unique de l’eau, cette magique suspension obtenue sans effort, je fermai les yeux. Mingus m’aida en ajustant la corde. Plus courte, elle restreignit ma liberté en me garantissant moins de turbulences.

Lorsque j’atteignis le point d’équilibre parfait, celui qui annule toutes les forces et tensions, celui où, bien que captive, je me crus entièrement libre, les iris de Mingus s’éclairèrent.
Que lit-il dans les miens ? Sans doute l’éclat de ma petite victoire. Complicité, partage, une pause pour savourer l’instant.
Toujours reliée à mon compagnon par son octopus, je regardais mes bulles se frayer un chemin jusqu’à la surface, à la fois absente et lointaine, ici, dans l’eau tiède et là-bas, sous la voûte azur du ciel, à l’intérieur de mon corps et en dehors, flottant comme ces particules qui s’en allaient rejoindre le fond.
« OK ? » « OK. » Mon hareng hollandais s’empara d’une autre corde. « Celle du rôti », avions-nous plaisanté.
Une légère pression de ses doigts et je voltigeai, lente toupie dans le bleu. Lents serpents gorgés de liquide, les extrémités de la corde ondulaient tandis qu’elle, tendue, passait et repassait entre mes seins, mes cuisses, en travers de mon ventre, de mon dos, de mes épaules.
L’adresse, la précision et la rapidité étaient du côté de Mingus, la confiance et l’abandon du mien.
Attacher et être attachée en piscine, puis en pleine mer… Cela faisait des semaines que nous en rêvions. D’abord plaisanterie puis défi de coin de table, le shibari sous-marin s’imposa peu à peu comme une évidence. Quelles sensations procurait-il ? Personne, à notre connaissance, n’avait la réponse, car personne n’avait réellement essayé. La réponse, nous, nous l’avions enfin. C’était plus grisant que l’ivresse des profondeurs, plus vertigineux qu’une descente sans fin, et plus dangereux que les deux réunis.
« OK ? » « Formidable ! » hurlai-je. Mon cri explosa en une cascade de bulles. Mingus rit, heureux tel un Maître qui a comblé sa soumise, avant de reculer pour admirer son œuvre. Son visage resplendit de fierté et de désir. J’entrevis dans ses prunelles un tableau mille fois contemplé sur la terre ferme : mes pleins soulignés et mes déliés creusés par l’entrelacs des liens.

Mingus déroula sa dernière corde. Je lui tendis les mains. Il les attacha paume contre paume. Je lui présentai aussitôt mes chevilles. Il les attacha à leur tour puis, d’un brusque élan, tira. La tension m’arqua en une vulnérable demi-lune.
« OK ? » « OK. » Je pris une profonde inspiration. La partie la plus périlleuse de notre séance allait suivre. Dans quelques secondes je me trouverais privée d’air puis de masque.
« Je peux ? », interrogea Mingus, l’index pointé sur mon octopus. Je hochai la tête, à peine.
Il descella l’embout de mes lèvres puis le lâcha à distance de bras, si proche et pourtant si inaccessible. Je savais qu’il me le rendrait dès que j’en aurais besoin. Dès que, gauche, droite, ma tête esquisserait notre signal de détresse.
Je le savais, oui, mais une part de moi, enfouie, animale, l’instinct de survie sans doute, résistait encore. Je pensai aux parachutistes contraints d’apprivoiser la boule en expansion au creux de leur estomac. Se jeter dans le vide est contre nature. Se couper d’air dans l’eau aussi.
Le sang cognait à mes tempes, drainant une foule d’images. Mingus éméché au bar de la plage, clamant à qui voulait l’entendre que jamais, une séance de bondage, surtout sous-marin, ne devait succéder à une dispute. L’envie de meurtre serait trop forte.
Moi à Sipadan, hors d’haleine par vingt mètres de fond, affolée de ne plus recevoir assez d’air, luttant contre l’instinct qui m’ordonnait d’arracher mon détendeur pour respirer à pleines goulées. La panique qui me brouillait l’esprit. La raison qui reprit le dessus pour me sauver de la noyade.
Le supplice du seau, un bourreau maintenant sous l’eau, jusqu’à l’extrême limite, la tête de sa victime. Une presque scène de crime vue sur Internet : une femme nue gisant à plat ventre dans une baignoire, les poignets ligotés, un tuba en bouche. Échouée contre la faïence, elle semblait morte.

« OK ? » Tout à mon tsunami intime, je négligeai de répondre. Aussitôt sur le qui-vive, Mingus m’empoigna le bras et insista, les doigts joints.
« OK ? » Mon hésitation le poussa à saisir son octopus pour l’amener à mes lèvres. Je serrai les dents.
« OK ? » Ses bulles me chatouillèrent le nez. J’eus envie d’éternuer. C’était ridicule. J’avais déjà pratiqué l’apnée, retenu mon souffle bien plus longtemps que d’infimes secondes. Que m’arrivait-il ? Moi la femme-poisson, avais-je donc perdu le sens de mon élément ?
Ce fut l’orgueil qui mut ma tête de haut en bas.
« OK. » « OK pour le masque ? » voulut confirmer Mingus.
« OK. » Lorsqu’il en fit glisser la bride, je lui jetai un ultime regard. Soudain le monde bleu piscine s’évanouit, un barrage se rompit contre mon visage, l’eau se rua sur mes yeux. Je les ouvris mais ne distinguai rien, hormis une forme lointaine. Le chlore se mit à me brûler. Mes poumons devinrent un bloc de feu. L’incendie se propagea à mon ventre, à mon sternum, à ma gorge, à mon cerveau.
Toutes les alarmes de danger cornèrent à mes oreilles. Je voulus y porter les mains. J’en fus incapable. Je me débattis pour me libérer, m’enfuir, me précipiter vers la surface. Elle était si proche, un mètre à peine que je l’atteindrais d’un coup de talon. Je ne pus pas bouger. Une terreur sans nom me vrilla le cerveau.
Asphyxie. Black-out. Noyade.
La femme ligotée les poignets dans le dos, morte contre la faïence, c’était moi.
Jamais je ne fus aussi soulagée de sentir un octopus entre mes dents.





Texte de l'ancien blog remanié pour une nouvelle.
2e dessin de Giger ; avant-dernière photo de Bruno Noventa.
Dernière photo réelle, prise lors d'une séance.


* Source principale d’air reliée à la bouteille de plongée au moyen d’un tuyau. La source alternative porte, elle, le surnom « d’octopus ». Elle s’utilise lorsque le détendeur ne fonctionne plus, ou se donne à un autre plongeur en difficulté (manque d’air, problème d’équipement…). Le tuyau de l’octopus de Mingus, plus long que la normale, nous permettait d’avoir une relative autonomie.

vendredi 10 avril 2015

La bascule de niveau - Fin



Le Tribunal Extraordinaire ressemble à un cauchemar. C’en est un.
Agglutiné derrière Maila, rugissant telle une ménagerie de cirque, un public bien trop fourni pour les rares soutiens que se compte l’adolescente.
Sa mère est là, en pleurs, mais pas Jodick. Lui a disparu. Des élèves affirment qu’il a été chassé de l’école, d’autres qu’il croupit dans une Usine. Où est la vérité ? Y en a-t-il une, d’ailleurs ?
Face à l’élève, trois toges rouges surmontées de visages sévères. Les voix sont sèches, les manières brutales. Puisque les Professeurs ont la loi de leur côté, courtoisie et justice peuvent bien attendre. À gauche du Super-Président trône Maître Andrew. À droite, Sa Majesté Philbert, le Grand Accusateur. Le rôle l’enchante puisque reçue aux Examens, Maila aurait intégré son Niveau. Quant à l’avocat… Quel avocat ?
Madame Prescott égrène, solennelle, les méfaits de l’accusée :
– … aide à Monsieur Borrow… insultes… rébellion…
Maila refuse de pleurer. Le devrait-elle ? Sa détresse toucherait peut-être les cœurs tapis sous l’étoffe sang. Mais toute dérisoire, inutile et dangereuse qu’elle soit, sa fierté est un lambeau qu’Anuvie ne lui arrachera pas après lui avoir tant pris. Que risque-t-elle, d’ailleurs ? Pas la rétrogradation en N2, N3 ou N4 car, selon le Super-Président, « L’ennui scolaire est le plus court chemin vers l’indiscipline ». Son Tribunal a beau être injuste, il n’est pas stupide. Alors, quoi ? Le renvoi ? Le cachot ? Un passage à tabac ?
Philbert abat sur la table le Marteau du Jugement. Le bruit résonne dans l’amphithéâtre, dans le crâne de l’accusée, dans le public contraint de retenir son impatience.
Raide comme la Justice en habit pourpre, Sa Majesté annonce :
– Maila Anger, exclusion d’Anuvie ou Bascule de Niveau 7.
Des cris d’allégresse retentissent, puis un simple mot, PITIÉ ! La mère de Maila. Son Excellence Prescott elle aussi défaille, blême sous le fard. Seule Maila ne comprend pas. Bascule de Niveau 7 ? Elle fixe ses juges ahurie, des juges qui à son tour la scrutent en silence.

Vite, très vite, réfléchir. La Bascule de Niveau 7 figure-t-elle dans le règlement, chapitre Sanctions Exemplaires ? Dans le Manuel des Élèves, section Devoirs ? Dans les statuts d’Anuvie ?
Non. Non. Non.
À croire que cette fichue Bascule n’existe pas.
À des années-lumière de là Maître Andrew éructe :
– Votons, chers collègues !
Le Super-Président ne l’entend pas de cette oreille.
– Objection, Maître. À l’accusée de choisir.
Tous les regards convergent sur elle. Voilà Maila sommée de répondre, sur le champ, à une alternative qui n’a aucun sens. L’exclusion, c’est clair, net et ça tuera sa mère. La Bascule, est-ce pire ? Rien ne peut être pire que le désespoir maternel, l’estocade portée en pleine conscience. Aussi la jeune fille annonce-elle d’une petite voix qui ressemble à une question alors que pour l’heure, il n’est question que d’affirmer :
– La Bascule.
Elle ne voit pas, dans son dos, sa mère s’évanouir.

Le Niveau 7 de l’école offre une bien meilleure vue que le Niveau 6, à l’horizon bloqué par les tours. Maila distingue les boucles argentées de la rivière, des arbres piquetés d’or, des champs lavande ployés sous la brise. La splendeur l’emplit jusqu’à ras-bords, si entièrement qu’en elle l’horreur reflue. L’air lui-même semble plus pur, lavé du remugle d’Anuvie, un mélange fétide de crasse, d’obéissance aveugle et de renoncement. Cachée de tous, la chouette aux yeux peints exulte. Aujourd’hui serait-il un jour de chance ? Ah, si seulement Madame Prescott ouvrait la fenêtre ! Sa Maila respirerait à s’en griser, plus radieuse encore que ce magnifique jour d’été.
– Ça vous plaît, Anger ?
– Oh oui, Majesté !
Philbert embrasse son domaine de la paume, cueille de ses doigts boudinés les arbres, la rivière et les champs pour mieux conclure d’une voix plate :
– Tant mieux.
Après un bref hochement de tête, le Super-Président ordonne :
– Fenêtre, Prescott !
La gratitude submerge l’adolescente. Le Maître d’Anuvie l’a compris, son besoin de respirer, res-pi-rer la beauté du monde, l’infinie somptuosité du ciel, la… Maître Andrew l’empoigne furieusement à bras-le-corps. Les poumons de Maila produisent un pop ! indécent.
– Lâ… chez… moi !
Philbert part d’un grand rire. Ses hoquets sont des couinements de verrat qu’on égorge, autant d’insultes crachées à la face de la Terre qui, en contrebas, a tremblé.
– Allons, ma jolie, pas d’histoires… la sermonne le Super-Président avec une douceur cruelle.
Puis se retournant d’un bloc, il braille :
– Bordel, Prescott, fenêtre !

La matrone pesant sur la poignée n’est qu’un bloc de gelée dont le peu de dignité se dilue dans les larmes. Défait aussi, le chignon qui lui dégouline dans le cou. Philbert la méprise de tout son être, cette grosse dondon qu’il a maintes fois prévenue : sa Maila irait loin, trop loin.
– Au se… cours…
Aimanté par le ciel Maître Andrew pousse sa proie rétive, bientôt secondé de Sa Majesté acharnée à la rouer de coups.
– Avance, sale garce !
Le Super-Président adopte un air réprobateur. Un qui dit que d’accord, la petite Anger est bien une sale garce, mais qu’un tel vocabulaire dans la bouche d’un responsable de Niveau…
Le Maître murmure, ou peut-être ahane qu’elle est bien lourde, leur petite garce. Si lourde qu’il peine à la traîner jusqu’à Son Excellence qui, toujours accrochée à la poignée, n’esquisse pas un geste. Seule sa frétillante Majesté a la présence d’esprit d’ouvrir la croisée. Plus de vitre sale, les couleurs explosent, somptueuses fusées tutoyant l’azur du ciel. Argent, or, lavande, quel feu d’artifice !
– Bien, Philbert, bien, se réjouit le Super-Président. Maintenant, s’il vous plaît, on se concentre ! Attention, à mon top, un, deux, trois…
Bascule !
Grisâtres dans la fulgurance des couleurs, Maila et sa chouette dégringolent les sept Niveaux d’Anuvie.
Les grimper leur aura pris toute une vie. Les dévaler, à peine quelques secondes.

Photos : William Wegman, Jeanloup Sieff, Robert Doisneau.

lundi 6 avril 2015

La bascule de Niveau -2




Six heures plus tard, une sonnerie. La pause, vingt minutes pour se soulager la vessie et avaler un sandwich. Maila retrouve Jodick hagard. Il n’a résolu que la moitié des exercices, bâclé ses démonstrations, paniqué à la fin. Et pour comble de malheur, il affronte l’oral dans les premiers. Public, effrayant, l’oral est une épreuve à laquelle on ne peut s’habituer, un jeu du cirque programmé dans l’arène du Grand Amphithéâtre. Tous les Professeurs d’Anuvie y siègent, tous y compris Son Excellence Prescott aux si discutables méthodes d’éducation et Sa Majesté Philbert, pourtant débordée avec son dernier étage. Debout derrière un pupitre, bras plaqués le long du corps et buste planté bien droit, le candidat essuie des salves de questions. Ses réponses, justes bien sûr, doivent jaillir sans temps mort.
Espace accordé à la réflexion ? Nul. À Anuvie l’hésitation est un péché, l’esprit critique un crime.
– Quelle couleur prend le mercure associé à l’Être Supérieur ?
– Bleu nuit avec des reflets argentés.
– Quel lien établissez-vous entre l’ontologie et la mécanique astrale ?
Vaillant perroquet, Maila débite le cours de Métaphysique des Fluides tandis que, fier pachyderme en robe à volants, Madame Prescott se rengorge. C’est elle, Son Excellence, qui l’a formée ! Cette petite ira loin, elle l’a toujours dit ! Son enthousiasme lui ferait presque oublier la mise en garde de son collègue Philbert : « Un peu trop loin, même ». Un vrai bonnet de nuit, celui-là. De toute façon, N7 ne rime pas avec intelligence. Si Anuvie récompensait la matière grise, voilà longtemps qu’elle, Prescott, illuminerait les bas-fonds de N1.
– Merci, Mademoiselle Anger. J’appelle Monsieur Borrow au pupitre !
Jodick s’avance, front en berne, déjà coupable. Coupable de sa débâcle à l’écrit. Coupable de son incapacité à rivaliser avec les autres. Coupable de n’atteindre que péniblement lenivô, mesure de sa défaite et aller simple pour l’humiliation publique. Dans les gradins Maila souffre de son impuissance. Même sa chouette ne pourrait voler au secours de son ami.

Prescott fixe Jodick d’un air mauvais. L’air d’un chien lancé pour la curée ou d’un boa qui achève sa proie. Puis, dans un sourire glacial, elle assène :
– Quelle incidence a la technologie sur le substrat, Borrow ?
Jodick en reste bouché bée. Le substrat ? C’est une notion de N7, pas de N6 ! Il n’a pas le temps de protester que déjà, la matrone a tranché :
– Zéro pointé, je passe mon tour. À vous l’honneur, Maître Andrew.
Le Maître déplie sa longue carcasse, assouplit ses jointures et se gratte le nez avant de demander :
– La causalité est-elle une conséquence de la Nature ?
– N… Non…
Prescott se fend d’une moue outragée. Réalisant son erreur, Jodick corrige, trop vite et trop fort :
– Oui !
– Si c’est pas non, c’est oui, tiens ! aboie Son Excellence.
À cette seconde Maila la hait de toutes ses forces. Cette vieille peau fait tourner l’oral à la boucherie, massacre d’autant moins mérité que Jodick a trimé jusqu’à la moelle. Plus encore que son amie qui, à son cerveau défendant, ne cesse de le surclasser.
Indifférent à la panique de l’élève, Sa Majesté Philbert enchaîne :
– Quel concept qualifie le rapport d’incidence entre l’Être, E majuscule, et le néant qui, lui, n’excède pas le tiers de la valeur cotée par l’Esprit ?
Embourbé dans ces méandres stylistiques, le garçon roule des yeux terrifiés. Puis, acculé par le point d’interrogation, bredouille :
– Pou-pouvez-vous-répé… péter ?
Le chignon en crotte de Son Excellence manque de se décocher. Péter ? Le morveux a bien dit péter ? Ou répéter, peut-être ? Mais répéter, allons ! La question n’est-elle pas limpide ? Oser mettre en doute la clarté d’un Professeur ! S’il n’en allait que d’elle, l’impertinent serait rétrogradé, séance tenante, au Niveau 5. Mais Philbert, moins chatouilleux ou plus avide de prolonger la torture, reprend :
– Quel concept qualifie…
« Niveau ! hurle Maila en silence. Le concept, c’est niveau ! Niveau ! » Comme relié à elle par un fil invisible, Jodick inflige au jury un second puis un ultime affront : il se retourne pour chercher de l’aide. Et, dos offert à ses bourreaux, cueille sur les lèvres amies les deux syllabes de la délivrance, [ni] [vo], [ni] et [vo], qu’auréolé de triomphe, de candeur et d’insolence, il claironne à la ronde :
Ni-veau !

Prescott s’étouffe. Ses collègues aussi, mais en la toisant pour mieux rejeter sur elle l’infamie du gamin. N’est-il pas son élève, son disciple, sa Création ? La vénérable matrone, trop abasourdie pour se défendre, se borne à vociférer :
– Borrow ! Quelle indécence ! Borrow ! Quelle honte !
Elle se jure de sévir, de débarrasser Anuvie de ce cancrelat, de l’envoyer aux Usines, de châtier son complice. Aux Usines aussi, tiens, et d’une pierre deux coups ! Mais, mais… Si le complice était une complice ? Son Excellence pâlit. À la faveur d’un éclair devenu tempête, elle comprend tout à coup que le coupable, c’est elle. Maila. La très douée, la très discrète, la très brillante Maila Anger. Le petit génie qui ira loin, bien plus loin que le Niveau 7, bien plus haut que cet imbécile de Philbert. Maila sa préférée, son orgueil secret, son talon d’Achille. Maila qui à présent rouge comme une tomate, une écrevisse, un nez de clown, ose brandir dans les gradins le fanal vermillon de sa colère :
  Non ! NON ! C’est pas juste ! Prescott ! Prescott, espèce de…
Espèce de quoi ? Un retentissant « connasse » se heurte à la déconfiture du Professeur. Maila, sa Maila, l’aurait-elle insultée ? La vieille dame frissonne d’effroi. C’est impossible, insensé ! Impensable ! Mais sous l’effarement, la résignation pointe. En vertu des règles d’Anuvie, l’élève adorée s’est rendue coupable d’innombrables crimes : soutien apporté à un camarade, partage de connaissances, prise de parole non autorisée, perturbation d’un Examen, vulgarité, agression verbale. Et, sans doute plus grave encore, incitation à la révolte. Si les autres élèves l’imitaient, Anuvie serait la proie du désordre, de l’anarchie, de la chienlit !
Ça, Son Excellence ne peut l’accepter. Ses collègues non plus. Ils lui réclament une victime pour anéantir les germes de la révolte, affirmer l’ordre et la loi, appliquer le règlement à la lettre. Une victime pour servir d’exemple.
C’est ainsi que, la mort dans l’âme, la matrone à robe volantée lâche d’une voix mourante, filet qui couvre à peine les bredouillis d’un Jodick acharné à attirer le seul blâme sur sa seule personne :
– Anger, Tribunal Extraordinaire.

À suivre.

Photos : Herbert List, Jan Saudek.
Toile d'Istvan Sandorfi.

dimanche 5 avril 2015

La bascule de Niveau -1

J'ai passé décembre et janvier à écrire pour des concours de nouvelles.
En voici une, avec des photos ajoutées, sur le thème "Niveau(x)".
Sa mise en ligne se fera sur trois jours en raison de sa longueur.
N'hésitez surtout pas à commenter : je suis preneuse de tout conseil, avis, impression...
Merci beaucoup et excellente lecture !


La Bascule de Niveau

Anuvie. Verrue grise dans la banlieue sans âme. Immeuble fissuré aux fenêtres cadenassées. Sept étages de béton qui disent l’effort et le malheur. Maila en a assez de sa volonté de bien faire, de la compétition féroce qui l’empoisonne et la prive de tout, à commencer par une radieuse journée d’été. Aujourd’hui mériterait un autre sort que l’humiliation, la tristesse et la peur.
Maila songe à s’enfuir. Pour une fois, une seule, troquer son uniforme contre une robe légère, courir pieds nus et se baigner à la rivière, savourer la liberté au goût de galets et d’herbes foulées. Mais non. Impossible le jour d’un Examen. Son Excellence Prescott lui collerait un triple zéro assorti d’un Blâme Exemplaire. Son Excellence, un dragon aux dents cariées et au chignon en crotte, une matrone dont le baryton tempête sans relâche :
– Le niveau, le niveau !
Le niveau… Le Maître-Mot est lâché. Un maître tyrannique qu’au fil des années, Maila n’appelle plus que lenivô, entité unique et menaçante avec son ô en guillotine. À Anuvie la poursuite de l’excellence fait perdre la tête. Celle de la jeune fille s’égare entre nuits d’étude, combats perdus contre l’épuisement et aubes livides aux noms barbares : TQ pour Trigonométrie Quantique, MF pour Métaphysique des Fluides, RIA pour Relations Interpersonnelles Appropriés... Mais les journées d’Examens ne pèsent rien, presque, face à l’attente fébrile des résultats, au stupide espoir de rester à ce Niveau-là et au non moins stupide d’accéder au suivant.
– Vous voulez échouer, mauviettes ? écume Son Excellence Prescott.
Oui, certains le veulent car…
« Tout Anuvien doit dédier sa vie au labeur,
N’avoir ni paresse ni faiblesse du cœur. »
Telle est la devise de l’école, gravée en capitales à son fronton. Avec les larmes des faibles, prétend la légende.
– Mais le Niveau supérieur, il se mérite ! tonne Son Excellence.
« Tu parles, la vieille ! C’est pas toi qui trimes… », grince Maila en accusant le printemps frondeur de la pousser à dire n’importe quoi. Parce que Maila n’est pas une rebelle, non. Maila est une gentille fille, « une crème », selon son meilleur ami Jodick.
« Un élément doué-motivé-qui ira loin », a tranché Son Excellence Prescott en début d’année. « Un peu trop loin, même », a renchéri Sa Majesté Philbert, le responsable du septième et dernier Niveau. On ne peut néanmoins pas le soupçonner, lui, de vouloir gâcher le potentiel des élèves.
Douée ou pas, aujourd’hui Maila s’en fiche. Aujourd’hui elle en a juste assez.

Dans le hall de l’école, l’adolescente soupire. Comme toujours les ascenseurs sont verrouillés, accessibles aux seuls détenteurs d’une carte. Comme toujours elle y introduit la sienne. Dessus, un N6 écarlate. N6 pour sixième Niveau ou sixième étage, un de moins que le nirvana ou l’enfer.
Qui a décidé de la Règle ? Personne ne le sait. La Règle se perd dans la nuit des temps comme un chat dans un tuyau. Seul ce qu’elle stipule est clair : dix ans est l’Âge de l’Épreuve. L’Épreuve détermine l’entrée à Anuvie ou la mort sociale, une vie de rat bousillée dans les Usines. Les Usines, la mère de Maila s’y tue à petit feu. Pas question que sa fille ne s’y dessèche à son tour. Le quotidien est déjà assez insupportable sans homme à la maison.
Maila s’extrait de l’ascenseur dans un silence de mort. Cinq cents adolescents parqués sur un étage, ça devrait faire du bruit. Et ça en fait, sauf à Anuvie un jour d’Examen.
– Tu as dormi un peu ? murmure Jodick.
La jeune fille hausse les épaules en lui rendant son regard. Son ami a les traits chiffonnés sur les os, des cernes si sombres qu’ils masquent ses taches de rousseur. Avec ses paupières gonflées, ton teint livide et sa bouche amère, Maila ne vaut guère mieux. Et pourtant elle est belle, de sa chevelure jais à ses chaussures vernies.
Jodick feint de trébucher pour lui glisser :
– Le concept d’Être Supérieur… T’as compris ?
Elle va répondre quand l’ombre de Son Excellence les écrase. Aider les autres est strictement interdit à Anuvie. Ça ferait chuter le niveau, paraît-il. Pourquoi ? Maila n’a jamais compris mais lenivô, c’est comme les règles, ça ne se discute pas.
« Seules les mauvaises graines veulent toujours tout comprendre », voilà l’adage favori de la matrone Prescott qui pour l’heure glapit :
– Jodick Borrow ! Avertissement !
Et Jodick courbe l’échine. Et Maila l’imite, mais en se déchiquetant les joues.


Densité brute du silence, marée d’échines ployées, réflexion intense. Écrire trois mots pour les effacer, les peser comme des onces d’or dans la balance de la réussite. Maila tâte au fond de sa poche sa chouette porte-bonheur. Proscrite, bien sûr, mais les élèves du N6 sont rarement fouillés. 
Trois rangs plus loin, Jodick fixe le vide. A-t-il lenivô ? Sans doute pas, au désespoir de son amie. Elle, lenivô, elle l’a en dépit de sa lassitude. Alors comment se débrouillera-t-elle une fois admise au N7, harcelée par ses - si peu - camarades ? Les gamins flairent la différence mieux qu’un cochon les truffes et leur méchanceté s’avère sans bornes. Ils n’ont pas encore la décence des adultes, une retenue que Son Excellence Prescott exprime au quotidien avec force calottes.
Et si Maila ratait son examen, exprès ? Frisson. Le traitement réservé aux redoublants l’en dissuade. Son incarcération dans le pensionnat d’Anuvie, sa mère en mourrait. Elle n’a qu’un enfant, et son inexplicable échec lui porterait le coup de grâce.
Prisonnière de son intelligence, Maila est condamnée à réussir comme d’autres à monter à l’échafaud.

À suivre.

Merci à Mars pour l'idée du nom de la rubrique !

Photos : Gérard Fugeras, Yvon (Paris en 1920),
Robert Doisneau.