samedi 30 août 2014

Feu mon amour, toujours, encore, enfin

En fermant mon ancien blog, j'ai remis le nez dans de vieux articles, et ces articles m'ont menée aux commentaires. J'ai relu un échange avec Stan, Slev et Ordalie. D'avis que certains billets étaient publiables, ils me poussaient à en faire quelque chose. Un recueil, par exemple.
L'idée a-t-elle surgi avant ou après ?
Je ne sais plus. Mais le fait est que, à des années de distance, leurs encouragements ont ricoché sur mon présent pour me donner un nouveau souffle. Ils m'ont aussi remis en mémoire tous les amis, les amants, les professeurs et les lecteurs anonymes qui ont davantage cru en moi que moi-même. Et ma frustration, mon mécontentement, ma colère à les décevoir.
L'écriture personnelle devenue livre, c'est par ma faute ma baleine blanche, mon Grââl inaccessible.
Il fallait que ça change. 

Le dossier était là, dans mon ordinateur, intact, comme m'attendant depuis toujours. Je l'ai rouvert, un peu méfiante. Il contenait une dizaine d'histoires. Certaines courtes, d'autres très longues. Certaines brutes, telles que publiées sur le blog ; d'autres en cours de réécriture ; d'autres, enfin, intégralement terminées.
J'ai commencé par les dernières. Pour une maniaque comme moi, obsédée de la virgule et compulsive du synonyme, le définitif d'il y a trois ans n'est plus le définitif d'aujourd'hui. J'ai repassé la moitié des textes au crible, coupé, raboté, poli, recloué.
Dix jours de travail intense. De quoi m'avouer satisfaite, pour une fois.


N'empêche que la vérité était ailleurs. Dans l'évidence que, ce document-là, je ne cessais de lui tourner autour tout en l'évitant. Aimantée et repoussée par lui avec une force égale, réservant toujours à demain l'immersion, le grand chantier.
J'avais peur, je crois. Peur de replonger dans la tourmente des mois hantés par un seul homme, par ses yeux, son sexe, sa peau. Peur d'en ressortir exsangue. Peur de découvrir que notre histoire, je l'avais mal écrite, ratée du début à la fin aussi bien sur papier que dans la vraie vie.
C'est un message de Marie qui servit de déclic. Feu mon amour... avait-elle jadis tapé avec trois petits points. Touchée par ces billets, elle avait tenu à me le dire, et sa gentillesse n'était pas tombée dans l'oreille d'une sourde. Je pensais aussi à Slev, à ses généreuses corrections sur un roman inachevé.
Il n'y eut alors plus de demain.
Sans plus aucun délai, j'avais rendez-vous avec Feu mon amour.

Trois heures-onze heures, midi-minuit... C'est étrange de replonger avec tant intensité dans le passé, de s'user les yeux sur un cimetière de pages. Quasi schizophrène, à dire vrai. Je suis à nouveau cette femme qui a follement aimé un homme qui ne l'aimait pas. Aujourd'hui, cet homme, je ne l'aime plus.
Je suis à nouveau cette femme qui veillait pour rédiger et recevoir en retour des messages-fleuve. Aujourd'hui, nous ne sommes plus en contact. 
Je suis à nouveau cette femme fraîchement opérée, brisée par une rupture ni très glorieuse ni très propre. Aujourd'hui, j'ai recollé les morceaux et bâti une vie différente. Une vie qu'à l'époque, je n'imaginais même pas.
Je suis à nouveau cette femme alors que je suis devenue une autre, une autre que cet homme aurait sans doute préférée.
Je suis aujourd'hui cette femme qui rouvre notre correspondance, cent-vingt pages dont je n'ai jamais eu le courage de me défaire. Ma mémoire en avait effacé certains bouts et préservé d'autres, si vivaces qu'ils pourraient dater d'hier.
Étrange de reparcourir nos espoirs, nos promesses et mes larmes avec autant de détachement.
Étrange d'habiter de ma nouvelle maison un espace-temps révolu. Étrange de retourner en France depuis la Malaisie. À l'époque j'occupais un petit deux-pièces parisien, je grelottais en hiver, je fréquentais les soirées BDSM, j'avais les cheveux mi-longs, les idées peut-être plus courtes et sûrement moins de cernes.

Kelvin dit que me consacrer à ce texte me provoque "des sautes d'humeur". Que ça me rend tour à tour tendre et agressive, heureuse et déprimée, suractive ou léthargique. Que j'en perds et le nord et ma solution de continuité.
Je ne crois pas. Feu mon amour n'y est en vérité pour rien et l'écriture pour tout.
Écrire est une tâche lente et fastidieuse, un processus retranché des autres et du monde, une besogne qui happe autant qu'elle obsède, une ascèse qui mêle le jour et la nuit.
Le jour j'écris à ma table et la nuit j'écris en rêve. Je ne dors que d'un oeil en me récitant des pages de texte. Je me réveille des mots collés aux paupières, des phrases coincées en travers du gosier. Au matin, épuisée, j'ai tout oublié et je fulmine.
Vissée à mon coussin, je fume comme un pompier et sue comme un déménageur. Je traque les répétitions et chasse les fautes d'orthographe. Je parle tout haut et rigole toute seule. J'ai des accès de doute et des joies stupides. Le mot juste me ravit. Une belle métaphore me met en extase. Un problème de narration résolu et c'est l'orgasme.
Je tordrais le cou à cet auteur qui, un jour déjà lointain, m'a affirmé :
- Il n'y a pas d'écrivain heureux.
(Non que je me considère comme un écrivain. Être une femme qui écrit, c'est déjà pas mal.)
Manger, boire, me laver ? Des corvées car il faut s'interrompre au risque de perdre le fil.
Faire les courses, la vaisselle et la lessive ? De pures pertes de temps.
Enfermée dans ma tour de mots je me rêverais bionique, infatigable, sans besoins. Impossible. Alors je me force, pour mon propre bien. J'assure le quotidien, je sors un peu, je discute, je regarde des films. Je me surprends même à y trouver du plaisir. Avant, je n'aurais éprouvé qu'ennui et frustration.

Avant, retourner à cette histoire d'amour m'aurait mise par terre, je crois. En supprimer des paragraphes aurait rimé avec amputation. En altérer des parties, avec trahison. Quant à y ajouter des épisodes, avec impudeur.
Amputation, trahison, impudeur... Aujourd'hui je m'en fiche. J'écris mon ancien moi (presque) comme s'il appartenait une autre. Je me recrée des talons aux cheveux comme pour un éloge funèbre. Souvent ça m'émeut. Souvent je souris. Et toujours je me rappelle, mais sans amertume ni colère.
Loin de me transformer en harpie, Feu mon amour me vide en m'emplissant, range mon désordre et nettoie ma merde.
Je me délivre. Je fais la paix, enfin. Et ça, ça soulage jusqu'aux os.
Seul bémol ? Mon départ en Indonésie dans neuf petits jours. Je ne suis pas certaine d'arriver à boucler le texte avant.
Il faudrait, pourtant.

Photo de Yves Marchand et Roland Meffre. Montage de Thomas Allen.

vendredi 29 août 2014

Drôle de compliment

J'ai choisi une robe fuchsia, une ceinture grise et un collier en argent. J'ai brossé mes cheveux qui atteignent à présent le milieu de mon dos. J'ai mis du noir sur mes cils, de la terra cotta sur mes pommettes et du rose sur mes lèvres.
J'ai descendu un bout de rue pour arriver à la boutique de Lili. J'y suis entrée avec un grand sourire.
Lili s'est figée et m'a regardée bien en face avant de s'exclamer :
- Oh, que vous êtes belle aujourd'hui !
Mon sourire s'est élargi, un brin étonné. Se laisser aller à des commentaires, ce n'est pas tout à fait le genre de Lili. Et tandis que je lui souriais de toutes mes dents, ses yeux me fixaient avec plus d'attention.
Un froncement de sourcils.
- Oh, c'est que vous avez changé de fond de teint, non ?
Un de mes ex disait : "Quand tu as le choix entre deux interprétations, prends toujours celle qui t'arrange."
Dont acte. J'ai opté pour le compliment.
(Et non, je n'avais pas changé de fond de teint.)

Photo de Horst P. Horst.

jeudi 28 août 2014

L'espoir au coin de la rue

Le magasin de Lili a un nom destiné à lui porter chance : Hope Mart. Il est l'équivalent, en France, du "petit Arabe du coin", au Canada du "dépanneur indien" et aux Philippines du sari-sari. 
Riz, taille-crayons, légumes, levure à pain, boissons, épices, shampooings, couple-ongles, paracétamol, cigarettes... On y trouve de tout ou plutôt, on n'y trouve rien. Les marchandises débordent des rayons dans un indescriptible désordre, montent à l'assaut du plafond, des étagères rajoutées à la va-vite et du comptoir.
Pour parvenir aux frigos, il faut se frayer un chemin entre les caisses de livraison encore pleines. C'est rarement Lili qui les vide mais les clients qui, self-service oblige, piochent dedans.

Du matin tôt au soir tard, Lili trône derrière son comptoir. Reine incontestée de son royaume, elle arbore de fines lunettes dorées et des habits défraîchis. J'admire sa simplicité, sa force de travail et sa mémoire sans faille. Derrière des boîtes de conserve ou devant le troisième sachet à gauche du dernier rayon de droite, Lili a en tête l'exacte cartographie de ses marchandises. 
Souvent ses enfants sont là pour l'aider. Deux ados, un garçon et une fille qui lui ressemblent autant qu'ils s'ennuient. Juchés sur les caisses ou un vague tabouret, ils lisent, dessinent, bâillent ou contemplent le temps passer. Sûr qu'ils rêvent d'autre chose. S'amuser avec les copains, par exemple. Mais voilà, Hope Mart, petite entreprise qui ne connaît pas la crise, est avant tout une affaire de famille.
Lili est-elle mariée ? Sans doute, mais jamais je n'ai aperçu sa moitié.
Lili est et reste Lili, un singleton féminin aux commandes d'une caverne d'Ali Baba. 


Lili fut mon point d'entrée dans le quartier. Il y a six mois j'entrai dans son petit domaine ouvert à tous les vents. En milieu d'après-midi, il était bondé. Pressée par un Chinois sans âge et une jeune mère de famille, je fis la queue entre les patates et les bouteilles de Coca.
Une fois à la caisse, je m'exclamai :
- What a busy shop you have !
Lili acquiesça, flattée, non sans me gratifier d'un regard curieux. Résidentiel, privé de cafés à la mode et de boîtes de nuit, notre quartier est peu fréquenté par les expatriés. Et moi, trop blanche malgré le bronzage, trop blonde et trop bien vêtue, j'étais comme une erreur dans le voisinage.
Lili ne me demanda rien, pourtant, et sa discrétion me fit sourire. C'est souvent à des détails qu'on perçoit que notre vie, son décor et son cours ont changé. Irrémédiablement.
Le silence de Lili était un de ces "détails".

Aux Philippines mon exotique présence aurait déjà essuyé une triple salve de questions :
Qui étais-je ? D'où venais-je ?
Avais-je déménagé ici ? Oh, et depuis quand ? Et pour combien de temps ? Dans quel immeuble, quelle maison ? Seule ou avec mon mari ? Et mes enfants, alors ? À combien se montait le loyer ?
Et mon job, en quoi consistait-il ? Il payait bien, au moins ?
"Ne pose pas de questions, je ne te raconterai pas de mensonges..." La sage mise en garde d'un ex me revint en mémoire.
Aux Philippines je mentais, presque en permanence. Sur mon loyer indécent pour un pays pauvre. Sur mon travail, mes revenus, ma situation familiale, mes voyages... La sincérité ne m'aurait apporté que des ennuis. L'étiquette de blanche riche (déjà apposée, sans doute). Un cambriolage en mon absence (déjà vécu, sauf que j'étais dans la maison). Des rôdeurs autour de chez moi (déjà vécu, aussi).
Du harcèlement quotidien, en somme.


Michela était une des rares à connaître la vérité. Parce que lui mentir, c'était trop compliqué. Parce que mes mensonges n'auraient de toute façon pas réussi à donner le change.
Comme Lili, Michela tenait un sari-sari à côté de chez moi. Sauf que son commerce était encore plus près, juste au bout du chemin de terre qui menait à la route.
Assise derrière son comptoir bancal, Michela s'offrait les premières loges sur mes allers et venues. Elle me scrutait seule ou accompagnée, abattue ou guillerette, les bras vides ou chargés de course.
Elle tenait le décompte de mes passages à la ville voisine, des vêtements que je portais et de ceux que je donnais à laver. Elle m'informait des robes qui me flattaient et de celles qu'elle préférait.
Elle connaissait le nom de mes amis et le visage de mes amants. Enfin, pas de tous, car certains repartaient sans moi au petit matin.
Et quoique témoin privilégié de mon quotidien, Michela demeurait curieuse, d'une curiosité de chatte jamais rassasiée.
Comptais-je me rendre à la plage aujourd'hui ?
Qu'avais-je mangé ce matin ? Cuisiné ?
Et ce joli collier, combien il m'avait coûté ?

Au début j'appréciais Michela, ses airs ingénus et ses rires frais. Ses questions indiscrètes m'amusaient. Je n'y voyais pas malice. J'y répondais volontiers ou à dessein de travers, ce qui la mettait en joie.
- Mais pourquoi tu achètes autant de cigarettes ?
- Parce que je les collectionne, Michela. Et d'après mes calculs, il me manque deux mille pièces.
- Tu crois en Dieu ?
- Si Dieu existait, mon propriétaire arrêterait de louer ses villas à des Chinois ! Ils débarquent à dix, ils rotent, ils pètent, ils hurlent d'une terrasse à l'autre... Un raffut du diable, crois-moi !
Quand les questions m'irritaient, je les balayais d'un revers de main, la mine mystérieuse. Michela ne semblait pas s'offusquer de mes refus. Aux Philippines les contours de l'intimité n'épousent pas les mêmes courbes qu'au Japon, en France ou en Thaïlande.
Mes conversations avec Michela avaient des airs de jeu pour rire, d'inoffensive comédie sociale. Et souvent, elle était la seule personne à qui, de journées entières, j'adressais la parole.


À côté de Michela la Philippine, Lili la Malaisienne est une tombe, un barrage de retenue, une forteresse de silence. À part tenir une boutique remplie de biens de première nécessité, ces deux femmes ont peu en commun. À commencer par leur façon de me parler, façon en partie dictée par la culture de leurs pays respectifs.
Encore un de ces "détails" révélateurs d'un radical changement de décor.
Par exemple, il arrivait que Michela m'accueille d'un petit cri de joie. Dans la bouche de Lili un tel cri semblerait incongru, déplacé. Impensable, même.
Avant de me servir Michela papotait. Il y avait ses fameuses questions, bien sûr, mais aussi un pêle-mêle de tout et de rien, fatras de considérations météo doublées du menu du jour.
Lili, elle, ne gaspille pas une minute.
- What do you need today ?
Son "Bonjour" vient après ou pas du tout. Aucune importance. Lili n'est pas impolie, juste efficace, et ses quelques prévenances m'enchantent.
- Tenez votre sac bien serré, surtout ! Dans la rue, il y a des pickpockets !
J'acquiesce pour repartir comme une petite vieille, mes courses plaquées contre la poitrine.


Une unique fois, Lili me retint pour bavarder. C'était après la catastrophe en Ukraine, lorsqu'un avion de Malaysian Airlines transportant des civils fut abattu.
- Les pauvres, pauvres gens... répétait Lili les larmes aux yeux. Horrible ! Et avec la disparition du vol MH370, ça fait deux crashes pour la compagnie nationale. Elle ne va pas s'en relever, c'est sûr ! Les pauvres, pauvres gens...
Je serais volontiers restée à écouter Lili, à la consoler peut-être.
Mais cette seule fois-là, j'ai dû m'enfuir. Le tonnerre grondait au-dessus des immeubles. Garé en double file devant la boutique, Kelvin m'attendait.

Un sac et quelques sous, voici d'ailleurs venue l'heure de rendre visite à Lili. Ma collection de cigarettes a besoin de nouvelles pièces.


Dernière photo de Brassaï.

dimanche 24 août 2014

Les daims carnivores

Japon, parc de Nara.


Le parc de Nara est célèbre pour ses daims. Il en abrite plus d'un millier en semi-liberté. L'allée menant au temple Todai Ji semble être un de leurs repaires favoris. Là, des échoppes vendent des paquets de "biscuits pour daims", et là, des nuées de touristes les achètent.
Sur les pelouses jouxtant le temple, daims et humains cohabitent en paix. Curieux, les seconds s'approchent. Nonchalants, les premiers se laissent caresser. Une fois satisfaits ou ennuyés, ils prennent le large sur une autre pelouse.

Dans tout le parc téléphones et appareils photos crépitent. Face à moi, un marié immortalise le faon qui renifle son épouse en robe meringue et vieilles baskets. Plus loin, un vieux mâle tente d'échapper au Chinois qui l'a choisi pour son selfie.
L'atmosphère est bon enfant, un coin de ciel bleu dans une radieuse journée de printemps.
Dans l'allée du temple, c'est une autre histoire. Dès que les animaux trottinent dans leur direction, des Japonaises s'en écartent en poussant de petits cris d'effroi. D'autres s'enfuient, leurs affaires plaquées contre leurs poitrines. Pour un peu, elles défendraient leurs biens et leurs personnes à coups de sac à main.
Peu charitable, je ne cesse de rire. 
- Avoir peur d'un singe, d'un chien ou d'une vache, je comprends... dis-je à Kelvin. Mais comment, comment peut-on avoir peur d'un daim ?


Une Australienne entre deux âges m'approuve.
- Je ne comprends pas non plus... Ils sont bizarres, ces Japonais !
Elle et moi tombons d'accord : végétarien, ruminant et pacifique, le daim et son mètre au garrot sont par essence inoffensifs. Quémandeurs et collants, certes, dès qu'ils avisent un biscuit, mais qui pourrait blâmer leur gourmandise ?
- Tu veux leur donner à manger ? me propose Kelvin en se dirigeant vers une échoppe.
Je n'ai pas le temps de répondre qu'il a troqué quelques yens contre un paquet de biscuits. Aussitôt les daims affluent en se poussant à qui mieux mieux. Poussé de droite et de gauche, Kelvin tangue jusqu'à moi pour se débarrasser des friandises.
Et là, je ne ris plus du tout. Je comprends.


Les daims se sont jetés sur moi et maintenant, ils luttent pour m'arracher les gâteaux. Je les en prive ? Ils protestent. Ils me lancent des coups de tête. Ils me bousculent à me faire tomber. Mais surtout, ils me mordent. Leurs solides dents traversent sans peine le tissu léger de ma robe.
Envolé, mon désir de ne donner qu'aux plus jeunes et aux plus frêles. Évanouie, ma soif d'équité. Malmenée en tous sens, je distribue mon bien au hasard.
Un gros mâle m'attrape cruellement la taille. Je crie de surprise. J'ai mal et surtout, je commence à avoir peur.
Il faut agir, vite. Je pense d'abord à me délester du paquet. Une fois la nourriture à terre, les daims se détourneront de moi et je serai sauvée.
Non. Pas mon genre, la défaite honteuse. Je préfère le combat.


Haut les coeurs ! Campée face à mes assaillants, je tente les repousser. Peine perdue. Leurs mufles et leurs bois m'encerclent, m'obligent à battre en retraite, me bloquent le passage.
Je m'essouffle tandis que, de son côté, la meute ne montre aucun signe de fatigue. Elle semble au contraire plus fringante que jamais et surtout, plus nombreuse. De seconde en seconde, ses rangs grossissent d'individus décidés à en découdre.
Acculée à une rigole, je ne peux plus bouger.
Si je recule, je tombe. Si j'avance, je me fais écharper.
Les carottes sont cuites, c'est la fin des haricots.
Pour un peu, je jurerais que mes adversaires suivent un plan bien rôdé, une tactique machiavélique destinée à m'arracher mes galettes.
Une percée, enfin.
Je m'élance pour courir, courir droit devant moi. Une marée de daims galope à mes trousses, me rattrape et me mords les fesses. Je beugle ma douleur, ma frustration et mon impuissance. Je tape sur une tête, une croupe, un dos. Je hurle "Non ! Non !".
Et, au cas où mes poursuivants comprendraient le français, j'ajoute :
- Assez ! Laissez-moi tranquille ! Allez-vous en !

Kelvin, hilare, contemple ma déroute. Il n'est pas le seul, loin de là. En me tournant je remarque les dizaines d'objectifs braqués sur ma personne.
Des touristes me prennent en photo. Deux Japonaises me filment avec leurs téléphones. Un grand-père me montre du doigt à ses petits-enfants.
Je dois être l'exemple de quelque chose, mais de quoi, au juste ?
Point de mire de tous, j'ai honte, le coeur qui bat la breloque, les joues qui s'embrasent et les jambes qui flageolent. Mon seul soulagement ? L'Australienne n'est pas là pour rire de ma déconfiture.
Alors qu'un daim engloutit mon dernier biscuit, je me fais une promesse solennelle : ne plus jamais me moquer.
Ne-plus-ja-mais-me-mo-quer.

Photos de Mr K.
Bien que fort réussies, elles ne reflètent pas,
hélas, l'extrême violence des scènes décrites (ah, aïe, ouille !).

samedi 23 août 2014

Choc culturel

Je suis partie au Japon nantie de mon ami photographe, d'une énorme valise à roulettes (plus jamais !) et de quelques commandes pour mon travail.
Première tâche : interviewer une fillette japonaise sur sa vie quotidienne. Je dois l'interroger sur ce qu'elle mange, ce qu'elle aime et n'aime pas, qui sont ses amies, quelles activités elle pratique, où se trouve son école... Des questions simples, en somme, et assorties de quelques photos.
Le problème ? Je n'ai aucun contact au Japon et pour le moment, dénicher mon "héroïne" s'avère compromis.
J'ai pourtant tenté ma technique habituelle : lier connaissance avec les employés de l'hôtel, discuter avec les commerçants, les garçons de café et ceux que le hasard ou la chance met sur mon chemin.
Philippines, Indonésie, Malaisie, Mongolie... Dans les pays bordéliques que j'affectionne, cette méthode est en général couronnée de succès. Même la mention des photos, qui fait souvent hésiter la famille, n'est pas un problème.
Mais au Japon et sans l'ombre d'un doute, ça ne marche pas.
Pas du tout, même.
D'abord, un faible nombre de Japonais parle anglais. Et le peu qu'il reste m'oppose soit un silence embarrassé, soit des regards soupçonneux.
Qu'est-ce que je fais là ? Qui suis-je donc ? Ce désir de rencontrer une fillette n'est-il pas suspect ? Des photos, ai-je dit ? Et des photos de quoi ? Oh, pas question !
Loin de tranquilliser mes vis-à-vis, mes explications paraissent redoubler leurs préventions. J'ai le désagréable sentiment d'être mise en examen, jugée avant même d'avoir pu plaider.
J'ai aussi l'impression, très forte, que chacun ici se protège derrière une façade tout aussi affable qu'infranchissable. Que la politesse souriante et sans faille équivaut à une fin de non-recevoir glacée. Que l'intimité est une bulle interdite, un plafond de verre auquel, jamais, je n'aurais accès.
Ce que je comprends, bien sûr. Nul n'est tenu d'ouvrir sa porte à un étranger.


Les jours passent sans l'ombre d'une solution. Bientôt je quitte la région, ce qui ne m'arrange guère.
Comment contourner la difficulté ? Impensable de repartir bredouille. Puis tout de même, je ne cherche ni un mouton à cinq pattes ni une soucoupe volante !
"Bon... Allons donc au plus simple !", me dis-je.
Française je suis, à l'institut français je me rends, et advienne que pourra.

Métro, immeuble gris, ascenseur, secrétariat désert.
Derrière le bureau, deux femmes. L'une, jeune, me salue dans un sourire. L'autre, âgée, fourrage dans ses papiers sans lever le menton. 
Un regard à la ronde. Personne. Même le téléphone reste muet. Tant mieux, j'aurais le temps de bien tourner mes phrases. Là comme ailleurs la formulation est essentielle - et sans doute davantage là qu'ailleurs.
Inspiration, expiration. Je me lance.
- Bonjour ! Excusez-moi de vous déranger...
Je me présente, m'explique, montre un aperçu de mon travail. L'institut pourrait-il relayer ma demande auprès de ses étudiants ? Adultes, ils doivent avoir des enfants que le projet séduirait peut-être, ou connaître des gens qui... Le bouche à oreille fonctionne, en général.
L'employée adopte une mine flottante puis scrute ses mains comme pour compter ses doigts.
- Un moment, s'il vous plaît...
Elle s'adresse longuement en japonais à sa collègue. Sa supérieure, sans doute, ou l'experte dévolue aux affaires épineuses. Plantée toute droite, je souris de l'air bête de ceux qui ne comprennent goutte.
Enfin la jeune femme se retourne vers moi :
- Désolée... Notre institut n'est pas habilité à promouvoir des événements non-officiels.
Des événements ? Je me récrie. Sûrement me suis-je mal exprimée. Quoique non-officielle, ma demande n'a rien à voir avec un vernissage, une sortie culturelle ou une soirée de gala. N'importe qui peut y participer. Un ou une de ses amies, par exemple. Ou un membre de sa famille. Ou sa collègue. Ou elle-même, pourquoi pas ?


Nouveau flottement. Nouveau recensement de doigts. Nouveaux palabres en langue de Murakami.
La réponse vient dans un petit rire gêné :
- Désolée, ma collègue et moi sommes célibataires !
Mon air ahuri doit parler à ma place. Je comprends alors qu'il n'y a nulle incompréhension : ma demande est claire, aussi limpide que malvenue.
Je comprends également qu'il ne faut pas insister, juste m'incliner et remercier. Cette fillette, je la trouverai par un autre biais.
Je comprends tout cela mais voilà, je suis têtue. Et encore plus têtue que polie, parfois.
- Oh, je vois... Une dernière faveur : pourriez-vous s'il vous plaît en parler autour de vous ? Peut-être quelqu'un serait-il intéressé...
La réponse fuse d'un bloc :
- Désolée, impossible ! On ne dirait pas comme ça, mais ma collègue et moi sommes surchargées de travail. Tellement surchargées que nous n'avons pas une minute à nous pour vous aider !
Mon regard embrasse le secrétariat désert, se pose sur le téléphone muet.
- On ne dirait pas comme ça ! répète la secrétaire.
"On ne dirait pas comme ça", en effet. J'étouffe le rire qui me gratte la gorge et souris de toutes mes dents sur un "Merci beaucoup".
On n'aurait pas dirait comme ça, mais je viens d'essuyer le plus cinglant des refus.

Fin de l'histoire : j'ai trouvé ma "petite héroïne" (pas par l'institut, bien sûr). Ce fut une très chouette rencontre entre elle, ses parents, le photographe et moi.
On n'aurait pas dit comme ça, mais tout était bien qui a bien fini !

Photos : Zhang Peng et Myron Davis. Pin-up de Gil Elvgren.

vendredi 15 août 2014

Étrange jalousie

Miles aimait autant le jazz que le latex sur la peau des femmes.
Miles aimait davantage le champagne que le vin. Mais un champagne spécial, cuvée unique millésimée aux flancs de celle qui la distille en elle.
Cette boisson était sa griserie à lui, un plaisir d'autant plus enivrant que ses amantes le lui refusaient souvent. Certaines le décrétaient bizarre, pervers, soudain infréquentable. Il s'en désolait sans pouvoir changer leur opinion.
Quand le manque se faisait trop criant, Miles empruntait le raccourci de l'argent. Payait une professionnelle qui, elle, ne le jugerait pas.
Comparé à d'autres, son fantasme était d'ailleurs bien inoffensif.

Miles m'avait conviée à une soirée privée. Fétichisme, sado-masochisme, jeux de rôles, bondage... Tous les désirs interlopes y auraient droit de cité. Joyeuse débauche de libertins, Maîtres(ses) et esclaves en cuir, latex, vinyle. Encapuchonnés, cagoulés, nus, héros de scènes lascives brillant tels des joyaux dans la pénombre.
Une nuit de stupre accrochée aux entrailles de Paris.
Un goût de nostalgie sur ma langue.
Depuis huit mois, j'avais rompu avec les soirées du bon vieux temps. Ni la tête ni le coeur à ça, d'autant que dans ma vie avait surgi Andrea. Un homme qui, bien qu'ouvert d'esprit, jamais ne comprendrait ce monde à la lisière, cette parenthèse de liberté ouverte au soir pour se refermer à l'aube.
Un amant qui, bien qu'ouvert à d'autres jeux, gardait trop de préventions contre ceux qui mêlaient douleur et jouissance.
Un amoureux qui, bien qu'en couple, me voulait pour lui seul. Moi sa chasse gardée, son territoire d'exclusivité.

Cette soirée privée était une rivale qu'il toisait d'un oeil mauvais. Jaloux et inquiet, mais impuissant à s'y opposer, puisqu'en contrepartie il n'avait rien à offrir. Rien à exiger non plus. De toute façon, il se doutait que mieux valait ne rien m'interdire.
Lassée de notre histoire sans issue, je n'étais, de mon côté, pas mécontente de prendre la clef des champs. De faire l'école buissonnière à la faveur d'une invitation tombée par hasard, par jeu ou par curiosité.
Miles ne m'avait en effet jamais vue. De moi il ne connaissait pas grand-chose, mais ce peu lui suffisait.
Forte de mon anonymat, j'avais parié qu'il ne me distinguerait pas parmi la foule des invités. Lui avait parié l'inverse. Ne nous manquait que le gage, qui fut facile à trouver. Si Miles me reconnaissait - mais peut-on reconnaître une inconnue ? -, je lui prodiguerais et le flacon et l'ivresse.
Marché conclu.
Dans le taxi qui cinglait vers le Marais, je riais toute seule. Si mes cuissardes et mon fouet étaient sagement rangés dans un sac, ma robe en vinyle m'épousait au plus juste. Cachée par un long manteau, elle ne laissait toutefois rien deviner de son indécence.
J'imaginais la tête du chauffeur si, d'un souple mouvement d'épaules, je me dénudais. 

Je savais le pouvoir de transformation de ma tenue. La surprise, le désir qu'elles versaient dans les pupilles des hommes - et même des femmes.
Plus tôt, fin prête, je sortis de ma chambre devant mon amie Ether. Celle-ci s'immobilisa pour me fixer, stupéfaite, une onde de chaleur traversant ses beaux yeux bruns.
Très court vêtue et très haut bottée, j'étais, plus que femme, créature. De Lilith ou des ténèbres, un moi plastique composé de morceaux juxtaposés.
Nulle place pour la tristesse dans cette seconde peau brillante et corsetée. Juste l'éclat d'une femme désirée signant une trêve dédiée au(x) jeu(x).

Le taxi s'enfonça dans une ruelle. S'arrêta devant la seule boutique éclairée. J'étais arrivée.
Certaine que Miles se trouvait déjà à l'intérieur, je poussai la porte.
À peine avais-je franchi le seuil qu'une voix cria mon prénom.
Plus tard, Miles me dirait ne pas avoir hésité une seconde. Cette femme qui entrait ne pouvait être que moi. Pourquoi ? Il n'en savait rien. C'était peut-être ma démarche, ma robe, l'expression de mon visage. Ceci ou tout cela à la fois.
Je m'inclinai. Il avait remporté son pari, et haut la main.
Nous bûmes du champagne. Du vin. Des cocktails. Au fil de notre conversation, la pression dans mon ventre augmentait. Lorsqu'elle fut insoutenable, je cessai soudain de parler. Me levai. Enfourchai Miles renversé sur les coussins. Et, penchée sur lui, talons au sol et jambes tendues, lui restituai dans un long flot une alchimie dorée.

Que, ce soir-là, j'aie aussi fait l'amour avec une femme ne gêna pas Andrea. C'est de cette intimité avec Miles, fugace, muette et sans réel contact physique, qu'il fut jaloux.


1re er 2e photo : Helmut Newton.
3e photo : Ellen Von Unwerth, portrait de Nadja Auermann (1991).

jeudi 14 août 2014

Traverser la nuit

Mars 2008, Paris.
Peu à peu, le ciel se couvre et se charge d'ombres. Les contours s'adoucissent, les lumières pâlissent. D'autres, artificielles, les remplacent. Guirlandes jaunes étales éclabloussant les boulevards, faisceaux de bulles coupant l'obscurité des rues, halos timides tremblotant au fond des impasses.
C'est la nuit.
Un lent
 travail d’aspiration, où le halètement du jour et des corps s’essouffle. Une œuvre d'estompe, comme un dessin au fusain brouillé d'un revers de main. Soudain les formes imprécises se mêlent, s'enchevêtrent, se recouvrent.
La nuit est un tout confus chaque jour recommencé.

Peu à peu les bruits des immeubles s’atténuent. Plus de voisin irascible pour se plaindre de la cuisson des pâtes. Plus de remue-ménage de vaisselle lavée à la hâte après le dîner. Plus de télé brayant des pubs idiotes. Plus de transistor déversant en continu les infos de la journée.
Lentement la nuit coule sa main d'ombre sur les vivants.

Les soirs où je suis chez moi, j'observe le rituel de la nuit.
À partir de onze heures, les lumières de l’immeuble d’en face s'éteignent.
Autour de minuit, il n’en reste que quelques-unes, damier inégal sur la façade. Parfois, le grand tableau coloré du voisin, découpé sur le rectangle de sa fenêtre, me fait de l’œil.
Vers trois heures, je n'en compte plus que deux. Celles des irréductibles qui veulent arracher une poignée d'heures pour vivre davantage. Des angoissés ou des amoureux, comme moi. Ou des insomniaques... comme moi.
Hormis en voyage, je n'ai jamais aimé le matin, son petit vent trop piquant, sa lumière trop crue. Les débuts de journée m'agressent. Ils ont des allures d'étendues interminables, d'heures qui s'étirent sans s'achever, de négation d'évidence : on ne peut pas vivre sans mourir.
Le matin se croit l'éternité. Il a tort. Tôt ou tard, la nuit viendra le cueillir pour lui rabattre le caquet.

La nuit, depuis longtemps je l'aime et y inscris mes souvenirs.
Ceux de lectures passionnées, pelotonnée au fond du lit, avec un roman impossible à lâcher.
Ceux de longues conversations impossibles en pleine journée, tant l'obscurité est complice du dévoilement.
Ceux de cigarettes fumées une à une en rêvassant et écoutant du jazz sur une vieille chaîne stéréo.
Ceux de sorties trépidantes, de verres levés, de musique trop forte, de rires trop aigus, d'étreintes trop vite conclues.
Les nuits douces, les nuits tendres, les nuits d'ivresse... Ce sont les nuits claires.Mais il y a aussi les nuits sombres.
Celles où le sommeil nous fuit alors que, les yeux collés au plafond, le cœur écrasé,
 on voudrait s'y reposer.
Celles où l'on se dispute, remâchant nos griefs pour mieux les envoyer à la tête de l'autre en refusant l'inévitable : toi et moi, ça ne peut plus durer.
Celles qui mélangent remords et regrets, peurs du passé et craintes du présent.
Celles des fantômes resurgis de l'enfance. Croque-mitaines aux aguets tapis dans la chambre, monstres embusqués derrière les rideaux, n'attendant qu'un geste pour nous dévorer.

Je redoute les ténèbres de ces nuits-là à cause de leurs airs de face-à-face hostiles. 
Mais l'ennemi n'est pas dehors, il est dedans.
Et il me dédouble, faisant de moi la joue et le soufflet, la bête et sa pitance. La gardienne d'une forteresse perdue dans le désert des Tartares, sans murs ni remparts, ne demandant ni à être défendue, ni à être prise.
Ces nuits-là se traversent comme on traverse un pont. Pas à pas, sur un fil, en funambule accroché au balancier des minutes qui s’écoulent.
Tant pis si voilà bien du temps perdu qui ne se rattrapera plus. Qui songerait à saisir le diable par la queue ? Il pourrait mordre.


Photos : Yann Arthus Bertrand, Umbo (Otto Umbehr).

mardi 12 août 2014

Sous le tissu la peau

Les commentaires de mon ami Stan m'ont donné envie de publier ici des textes anciens.
Au fil des jours, en voici quelques-uns légèrement remaniés.

J'aime imaginer comment les hommes font l'amour. Qu'ils me plaisent ou non, j'ai lorsqu'ils me parlent des images qui me traversent, et dans les yeux la transparence de mes pensées.
Ils me demandent si je les écoute ?
J'acquiesce, absente, écrasée sous leurs poids contre le sommier, roulée par leur poigne entre les draps, râlant mon plaisir comme une bête qu'on égorge. Haletant de dégoût parfois, les narines emplies de leur odeur âcre, fouaillée par leurs ongles sales, détournant la tête dans un dernier coup de reins qui les fera jouir.

Il est des hommes que je rêve d'asservir alors qu'ils enfilent des banalités.
- Vous avez raison, le temps s'est rafraîchi.
Mon ton est à ces mots aussi pénétré que le cul qu'ils me tendent, basculés à quatre pattes, nuque raidie d'angoisse, poignets et chevilles entravés.
Encore une protestation et j'abattrai une main sur leurs fesses molles, leur rentrant de l'autre la bourre des oreillers entre les dents.

Puis saisissant leurs cheveux à pleins poings, j'ordonnerai :
- Crache.
Complétant à part moi, à voix haute peut-être :
- Crache ton désir comme ta honte, dans un hurlement ou un souffle. L'abdication que tu viens chercher, je ne te la donne pas, je te l'arrache. C'est bien ce que tu veux, non ? Ensuite, à genoux tu baiseras mes doigts entrés dans ta chair. Ces doigts souillés de toi, suintant toi, sortis de toi mais y rentrant à nouveau, de ton cul à ta bouche et de ta bouche à ton cul.

Il est aussi des hommes auxquels je rêve de me rendre. Mais pour qu'à mon tour j'abdique encore faut-il me faire plier. À moins que, bonne fille, je ne me livre avec le mode d'emploi, fermant deux mains rétives sur ma chevelure, joignant mes poignets dans mon dos en une invitation muette.
- Serre-les, bloque-les, soumets-moi. Fous-moi ta gentillesse à fond de gorge et ta tendresse au cul ou garde-les pour après. Après le plaisir je serai fragile, friable comme de la porcelaine entre tes paumes.

Souvent, lorsque les hommes me parlent les yeux dans les yeux, les miens s'échappent malgré moi des leurs, descendent à leur cou et à leur chemise.
Sous les boutons fermés j'imagine la toison moutonnant sur la poitrine. Ou, au contraire, le torse imberbe aux tétons rétractiles.
Sous la ceinture
 le nombril en faille sismique, le ventre tendu de muscles ou enrobé de chair à pétrir.
Sous le pli du pantalon, le sexe rangé dans le caleçon, marquant les cuisses d'un cercle imperceptible.
Sous ces gangues de tissu superflu se tient le cœur. Celui de la peau douce, la peau dure qui répond en écho à la mienne car nous sommes du même bois, du même sang, de la même glaise.
J'aime quand, tel un aveu sous l'enveloppe, le pli impeccable de l'étoffe s'altère d'un renflement. Instant fugace de mise à nu du désir où se fissurent les faux-semblants.
- Je te désire...
- Moi aussi.
Sous l'homme soudain apparaît le petit garçon.
Et sous le petit garçon apparaît parfois l'homme.

J'aime cet imprévu en prélude à la séquence des corps, comme j'aime ce qui accroche, ce qui tangue et ripe pour mieux défaire le mécanisme bien huilé du coït.
Dans le cul comme ailleurs, ce n'est pas l'assurance de la plénitude que je recherche mais la faille, la fêlure, la lézarde.
Ce petit truc en moins aux yeux des autres, en plus aux miens.
Pour moi le lisse est trop plat et le rugueux tout un monde. Je me perdrais peut-être entre ses crevasses et errerais dans ses méandres, mais point sans boussole.
Au nord est la peur, au sud la jouissance, et l'aiguille folle de mon désir oscille de l'un à l'autre comme un homme entre mes cuisses.

Aussi l'image de Luc me revient-elle en tête.
Après notre rencontre dans le sud de la France nous avions convenu de nous revoir à Paris. Luc vint chez moi à la nuit tombée. Je l'attendais, vêtue simplement d'un jeans et d'une chemise.
À peine était-il entré qu'il désigna le portant qui me servait de penderie.
- Mets ta robe rouge !
Je lui obéis, me changeai dans la salle de bains et
 marchai vers lui pieds nus, d'une légèreté dansante de ballerine. Il me happa alors que je le croisai et me porta sur le lit.
Le Luc de mes vacances était attentionné et charmant. À mille lieues du fauve que je découvrai alors, m'écartelant sur le matelas et me mordant les épaules.
La robe finit roulée sur ma poitrine, dépenaillée sur mes hanches.
Sous le tissu étaient nos peaux dans leur vérité.
Les hommes ne sont jamais aussi sincères que lorsqu'ils font l'amour.

Photos : Robert Mapplethorpe, Will Santillo, Gilles Berquet.

Le cil du loup

Juillet 2009.
- La lucidité ne rend pas heureux, me lance mon médecin installé derrière son bureau.
Lui qui depuis des années en voit défiler, des femmes, leur annonce de bonnes mais aussi de mauvaises nouvelles, il parle en toute connaissance de cause. Il a trop roulé sa bosse pour proférer des idioties.
Lucidité, acuité ou clairvoyance, les mots sont d'ailleurs interchangeables.
"La lucidité ne rend pas heureux."
Comme toujours il a raison, mon médecin. N'empêche que son diagnostic me cueille par surprise. Frappée par une gifle.
Ses mots, je les ressens à fleur de paupières, dans ma poitrine nouée et mon ventre douloureux.
Je fixe par-dessus ses papiers en désordre sa blouse blanche, son visage vieillissant, l'humanité dans ses pupilles et sa bouche qui ne se veut pas cruelle.
"La lucidité ne rend pas heureux."
Il n'énonce qu'une vérité, après tout. Une vérité que, sans doute, il m'estime en mesure de supporter. Peut-être même sa franchise est-elle un compliment ou un hommage.
- Mais alors quoi ? On se voile la face, on se raconte de jolies histoires ? Et pour quoi, au final ? Pour douiller encore plus ! Non, non. S'abuser est pire que la vérité, je crois.
Mon médecin me retourne un sourire triste. 
Chacun trouve ou choisis les arrangements qu'il peut avec la vie, semble-t-il penser. Ou pas d'arrangements du tout, quitte à devenir fou.


"La lucidité ne rend pas heureux."
Des années plus tard, la sagesse de mon médecin me poursuit toujours. Et depuis que j'ai relu Femmes qui courent avec les loups, j'ai donné un nom à cette lucidité : le cil du loup.
Le cil du loup, c'est un révélateur d'hypocrisie et de mensonges, un pourfendeur d'ornements et d'artifices. Le cil du loup, c'est la connaissance brute, le savoir immédiat. Lui seul permet de faire des choix éclairés et non aveugles.
Le cil du loup dote en effet son propriétaire du don de "claire vue", de la capacité à pulvériser la croûte des apparences pour atteindre la vérité nue, sans complaisance ni amortisseurs.
Souvent triste, la vérité. Bassesses, calculs et tromperies sont rarement plaisants à contempler.

Elle portait à son oeil le cil du loup
Et voyait à travers lui leurs véritables motivations
Comme elle ne l'avait jamais fait.
Alors quand le boucher posa sa viande sur la balance
Elle vit qu'il pesait dessus avec son pouce.
Et quand elle vit son soupirant
Qui soupirait "Je suis parfait pour toi"
Elle vit que ce soupirant-là
N'était même pas bon à quoi que ce soit.
De sorte qu'elle fut à l'abri
Sinon de tous les malheurs du monde
Du moins d'une grande partie.*


Pour la jeune femme du conte, le cil du loup est l'instrument de son bonheur et de sa liberté.
Bonheur, liberté... L'un ne va pas sans l'autre et pourtant, les deux ne s'accordent pas toujours bien.
Le cil du loup a beau m'être indispensable, pas sûr qu'il me rende heureuse. Les illusions, les jolies histoires et les petits arrangements, c'est quand même confortable.
Sur la fin de ma tranche de vie philippine, cette clairvoyance m'empoisonnait. Elle me rendait furieuse, amère, asociale, m'enfermait dans ma maison à remâcher ma rancune comme une vieille chique, crispée dans la colère comme dans un bain trop froid.
J'avais accès à ce que mon amie Bertille appelait là-bas "la deuxième couche" : les calculs derrière les sourires de façade, les mensonges jurés la main sur le coeur, les déclarations qui ne seront jamais suivies d'effet, toute cette comédie vidée de douceur, de gentillesse et d'âme.
J'aurais aimé y croire. Je n'y croyais plus.
Je savais et j'aurais aimé "dé-savoir" en oubliant que toute connaissance est acquise.
Ôter le cil du loup pour me laisser bercer un peu, encore un peu, m'abandonner à de rassurantes illusions, me mentir au nom d'une immédiate tranquillité. Plus dure serait la chute ? Tant pis. J'aurais gagné un sursis de repos.
Parce que savoir, c'est épuisant. La vérité est cruelle et sa cruauté est triste.
Dur de le supporter, parfois. Et à trop vivre dans cette vérité, on se fait vite traiter de désespéré ou de cynique (parfois les deux).


Le cil du loup entre en conflit avec mes aspirations profondes, heurte ma conception des rapports humains et plus encore, ma vision du monde.
J'aimerais par exemple croire que les gens ne poursuivent pas toujours leurs intérêts, surtout lorsqu'ils sont mal fondés.
J'aimerais croire que seule la vérité libère, mais on affirme aussi que toutes ne sont pas bonnes à dire.
J'aimerais être entourée d'honnêteté, de douceur et de bonté. Voeu pieux pour qui descend d'une famille aussi bancale que déchirée que la mienne, mais certaines louves restent naïves, faut croire...
Le cil du loup me blesse, mais d'une blessure peut-être nécessaire. Peut-être ou sans doute ?
Peut-être n'est-ce qu'une question d'acceptation. Accepter les choses et les gens tels qu'ils sont, pour ce qu'ils sont. Sans aigreur ni rage, sans révolte ni attentes, avec un fatalisme empreint de sagesse.
Peut-être.
Sans doute.
Le certain de l'affaire ? C'est difficile. Hors de portée, presque.


* Extrait de Clarissa Pinkola-Estés dans Femmes qui courent avec les loups, chapitre 15 : Suivre comme une ombre : Canto Hondo, le chant profond.
Photos de William Wegman ; Bill Brandt, l'oeil de Jean Dubuffet (1960) ; Zhang Peng.