mardi 4 novembre 2014

Enfer urbain

Bangkok, 31 octobre 2014.

L'air est lourd de pollution, de vacarme et d'asphalte chauffé à blanc. Dans mes yeux, deux pierres. Mes cornées sont sèches, rougies par les lentilles et la longue journée. Ma peau est liquide, recouverte d'une pellicule de sueur et de crasse.
La nuit est tombée mais la chaleur toujours aussi pesante. Lorsque sur notre passage s'ouvrent les portes d'une boutique, une caresse glaciale nous enveloppe. Mais après deux pas l'haleine brûlante de la ville nous rattrape, un remugle d'ordures, de pourriture et de pisse.
Kelvin et moi remontons Sukhumvit Road, un axe principal de la cité. Six lignes de voitures pare-choc contre pare-choc, moteurs allumés, vomissent leurs gaz d'échappement.
Bangkok est connu pour ses embouteillages. Il paraît même que les chauffeurs de taxi embarquent une bouteille pour soulager leurs envies pressantes.
L'air est lourd, dense, irrespirable. Mes yeux se mettent à larmoyer, ma gorge à piquer.
- Et si on prenait le métro ? dis-je à Kelvin.
Il refuse. Pas la peine, nous ne sommes pas si loin de l'hôtel.

Les soi* charrient des promeneurs qui viennent grossir la cohue du boulevard. Le métro passe en grondant sur nos têtes. Ses escaliers déversent sans répit leurs chargements d'âmes. Hommes en costume, femmes en tailleur... Des cohortes d'employés rentrent chez eux. Les employés et une foule interlope, débraillée, éreintée. Les corps sont maigres, vidés de sève, les visages fermés, exsangues.
Le monstre de la ville les a engloutis, digérés puis recrachés, raclés jusqu'au squelette.
Je marche en automate, me déporte pour éviter la collision.
Sur le trottoir, des mendiants. Des vieillards ratatinés, de jeunes loqueteux, quelques familles avec des enfants. Une forme rampe dans la saleté. Un mutilé sans bras ni mollets abandonné sur le bitume. Ses cheveux dégoulinent en grappes sales sur ses épaules. Son menton râpe la poussière. Son pantalon déchiré révèle ses moignons, des pilons de cuir recuits.
Ironie cruelle, il pousse devant lui un gobelet McDonald's. J'y dépose toutes mes pièces. L'amputé ne lève pas la tête mais émet un son étrange, animal. On dirait une bête prise dans un piège.
Je pense à l'Inde, aux visions qui me hantèrent des semaines après mon retour. Quatre manchots-culs de jatte sur le chemin d'une mosquée, disposés en carré sur une natte. Une femme sans regard, les orbites à nu. Un chien le cul ouvert, traînant ses entrailles dans la boue.
Kelvin m'attend. Je le rejoins.

Au-dessus de nous s'étend la voie de béton gris du métro aérien, un long serpent affalé sous un ciel plombé. Il n'est même pas noir, la couleur des ténèbres, mais d'un gris tirant sur le jaune.
C'est un ciel d'apocalypse.
Demain, on célèbre les défunts. Des boutiques vendent des chapeaux pointus de sorcières, des masques de monstres, de vampires et de têtes de mort. J'imagine la foule de l'avenue transformée en squelettes, zombies trottinant sur leurs moignons, les mâchoires refermées sur le vide et les crânes constellés de chiures.
Kelvin soupire. Avancer devient difficile. Le marché de nuit a commencé. Les commerçants ont monté leurs stands tout le long de la chaussée, occupant ainsi la moitié du trottoir. Il ne reste de place que pour deux files piétinant en sens inverse.
Voilà les badauds forcés de progresser à la queue-leu-leu. Dès que l'un d'eux stoppe devant un étal, c'est le bouchon, le caillot dans une artère déjà encombrée.

Je devance Kelvin qui se tenait juste derrière moi. Il n'aime pas cette distance qui le fait passer pour un homme en goguette. Si des touristes l'ont déjà confondu avec un Thaï, les Thaïs, eux, ne commettent pas cette erreur. On l'arrête tous les deux mètres pour lui proposer un tuk-tuk**, de la drogue, des femmes, des lady-boys, un ping-pong show.
Le ping-pong show semble une spécialité de Bangkok. Dans une pièce sombre et glauque, sur une scène rafistolée, des filles. Souvent défraîchies, elles s'introduisent dans le vagin divers objets, dont des goulots de bouteilles et des lames de rasoir. Les plus habiles expulsent des fléchettes qui se fichent en pleine cible. Joueuses, elles entament un match de ping-pong. D'où le nom.
La plupart du temps le show n'est qu'une arnaque. Loin de régler le seul prix d'une consommation, comme promis à l'entrée par le rabatteur soucieux de toucher sa commission, il faut aligner encore et encore les billets. À la sortie l'addition est salée et les videurs très peu compréhensifs.

Ballottée de droite et de gauche, j'avance au ralenti, sac serré contre la poitrine. Il ne faudrait pas qu'un pickpocket y mette la main. Le marché ne me passionne guère. D'un stand à l'autre, les mêmes objets, vêtements et souvenirs vendus au prix "touristes".
Comme lors de mon dernier voyage à Bangkok, il y a beaucoup de DVD pornos et de jouets érotiques. Menottes à fausse fourrure, cockrings, godes, étuis péniens, vagins en plastique s'étalent en pleine rue, au vu et au su de tous. Plutôt savoureux sachant que les sex-shops sont illégaux en Thaïlande. Comme le racolage, d'ailleurs.
Qu'importe, on n'en est pas à une contradiction ni à une hypocrisie près.
Je me souviens des courses faites ici avec Stefan, un amant de passage. Du gode à piles qui expira le soir même et de ma colère devant ce trépas précoce.
- Camelote chinoise ! avais-je crié en jetant l'engin à l'autre bout de la chambre. 
Ce qu'on trouve également ici, et sans ordonnance, Stefan n'en avait pas besoin : Cialis, Xiemed, Valium, Viagra, remèdes contre l'angoisse et la bite molle. Gribouillée sur des pancartes en carton, leur énumération n'inspire aucune confiance.
Je souris en songeant à mon amie Bertille. Le Viagra de contrebande, sans doute faux, nous l'appelions Viagrox. Sur notre plage des Philippines il était vendu par un homme repoussant qui le cachait dans ses poches, un gras du bide aux yeux visqueux.
- Viagrox ? Viagrox ? m'exclamai-je lorsque je le croisai.
Voilà que le groupe qui me précède décide d'en faire emplette. Bloquée par leurs palabres, je trépigne. Mes cornées hurlent grâce, mes poumons exigent un air moins vicié, mes tempes battent la breloque de la migraine.
Je me rêve allongée dans notre chambre, le corps purifié d'eau claire, loin de cette jungle urbaine qui me grignote la peau.
Moi qui aime tant Bangkok, j'ai pour Halloween presque changé d'avis.

Photos : Kevin Ooi, Spencer Tunick, Miru Kim.

* Soi (prononcer soille) : voies transversales, plus ou moins larges, qui coupent les rues principales. Les soi sont numérotées pour permettre de localiser une adresse. Par exemple : Sukhumvit, soi 7.
** Tuk-tuk : petite voiture propulsée par une moto.

4 commentaires:

  1. Belle description, belle écriture. Comme toujours, tu nous fais voyager. On en a mal aux yeux et aux poumons... Mais je ne suis pas sûre que l'Office du Tourisme local apprécierait! :)

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  2. Ah ça, je ne pense pas, en effet ! Du coup, je reviens de Bangkok avec un sentiment mitigé. Va falloir que j'y pose mes valises une fois de plus pour me (re)faire une opinion. :)
    Amitiés, belle Sardine !

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  3. L'impression en effet de lire un passage sur l'Inde tel que J. nous l'avait décrit. Alors qu'elle avait adoré la Thaïlande.. Halloween plus ton écriture, c'est même pire.

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  4. Merci cher voyageur !
    Oui, cette balade évoque l'Inde, même si Bangkok, quoique (très) crasseux à certains endroits, ne peut rivaliser avec des villes telles que Bombay, Delhi et Calcutta. Là, il faudrait inventer un autre mot, type l'über-enfer - über semblant être le préfixe à la mode en ce moment.
    Comme quoi il y a des rencontres ratées, aussi bien avec des personnes que des lieux...

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