dimanche 16 novembre 2014

L'âme fêlée d'Antony

La musique est intimement liée à ma vie et à mon parcours.
Voilà longtemps que j'ai envie de présenter une mosaïque de moments liés chacun à une chanson, zapping intime sur fond de voyages, d'expériences et de rencontres. Voici le premier, tiré de l'ancien blog.

Perhentian Kecil, Malaisie, mai 2009.

Il est une heure. La nuit est sûrement piquetée d'étoiles, mais je ne vois que le plafond. En montant dans le ferry après une journée de bus, j'eus un hoquet, comme la secousse d'un cahot en enfer alors que j'étais encore embuée de paradis.
Le mien s'appelait Perhentian Kecil, une île de Malaisie vierge de voitures et de routes.
Électricité capricieuse quelques heures par jour, sanitaires communs au bout du chemin, bungalows sommaires aux matelas posés sur une planche de bois, moustiquaire trouée et ventilateur anémique.
Devant ma porte, une petite terrasse dotée d'un hamac.
Je m'y étais étendue un soir avec Apeh.
Nous avions failli tomber malgré son corps de lame puis, nous raccrochant l'un à l'autre, cherché le bon point d'équilibre. Jambes encastrées aux miennes, fesses contre bassins, nous guettions ce moment de suspension parfaite, où tout mouvement annule le mouvement.
Nous n'avions ensuite plus bougé ni parlé, comme si nos mots hésitants pouvaient compromettre notre merveilleuse harmonie, faire fondre nos ailes de cire pour nous précipiter au bas de notre nacelle.

Plus tard, lorsque je poussai la porte de mon bungalow, Apeh me suivit.
Il s'éclipsa à l'aube. Je sortis de la chambre avec retard, la peau irritée de baisers piquants et les yeux dissimulés derrière des lunettes de soleil. Je suivais Apeh sans savoir que déjà j'empruntais une autre route. Celle-ci m'emmenait vers un homme que j'avais aussitôt baptisé "mon samouraï".
Ses yeux allongés d'asiatique, son bandeau de pirate, son visage fin sont dans mon esprit étroitement liés à Perhentian Kecil, à sa magie, à ses journées d'indolente chaleur ragaillardie du froid saisissant de l'eau.
Paupières closes, je revois les prunelles de mon samouraï se poser sur moi à la proue du bateau. Sa main m'effleure le bras, me caresse l'épaule d'un geste tout naturel. Son buste courbé, accordé au mien en un parfait arc de cercle.
Nous parlons. Non, nous chuchotons à voix basse de conspirateurs.
Notre discussion a beau n'avoir que peu d'importance, nous ne voulons pas être entendus. Lui, moi, le bateau... C'est notre bulle interdite aux autres, si fragile qu'un rien pourrait la crever, compromettre comme la veille avec Apeh un parfait instant de bonheur.


Soudain nos corps se détournent à regrets. Basculent en arrière depuis la coque. Sombrent dans l'eau translucide.
Aussitôt nos regards se cherchent et se trouvent, soulagés de ne pas s'être perdus.
Mon samouraï et moi descendons dans le bleu, moi renversée sous lui, sous sa bouche qui me sourit malgré le détendeur*. Du mien jaillissent des bulles qui ricochent sur son torse, se faufilent le long de ses épaules pour dessiner autour de sa tête un halo.

À ce moment je sais, sans l'ombre d'un doute, que ce soir je serai sous lui encore, à jouir de son sexe, tour à tour le provoquant et l'implorant de ne pas venir pour faire s'étirer, longtemps, jusqu'à la rupture, les minutes de cette autre nuit suspendue.
J'aimerais que le lendemain n'arrive jamais, parce qu'au matin, mon samouraï s'en va. Sa soeur se marie à Bali, une autre grande aventure sur le chemin de la vie.

Le ventilateur s'éteignit.
La fatigue nous renversa en lame de fond, trempés de sueur, de salive, de cyprine et de sperme.
- Viens ! dit-il en m'offrant sa paume.
Je me pelotonnai entre ses bras, marchai à sa suite telle une ballerine, sur la pointe des pieds. L'eau glacée de la douche nous fit renaître.
Renaître avant une autre petite mort.
Mon samouraï partit après le petit-déjeuner. Ethan, mon ami-amant anglais, arriva le soir même.


Trois jours plus tard, Ethan et moi rentrions en Thaïlande. Après d'interminables trajets en taxi et en minibus, nous posâmes le pied sur le ferry de nuit, un squelette rouillé chargé jusqu'à la gueule.
Les provisions s'entassaient en bas et les passagers en haut, sur de minces matelas. Des cales remplies montaient les vapeurs fétides des durians*, le remugle âcre des poissons séchés.
Nous nous allongeâmes, tout habillés, sur deux couches voisines. Tandis que le navire entamait sa lente traversée, je sortis mon IPod, proposai un casque à Ethan et choisis, entre des milliers de morceaux, I fell in love with a dead boy.
La voix d'Antony s'éleva dans l'obscurité, sublime et profonde, confondue au ressac de l'océan.

Un jour, alors que les chansons d'Antony tournaient en boucle dans notre maison de Ko Tao, Ethan m'enlaça et dit :
- Pour moi, cette musique, c'est entièrement, totalement toi : mystérieuse, profonde, mélancolique, belle et insaisissable comme ton âme fêlée.


* Détendeur : partie de l'équipement de plongée que l'on met dans sa bouche pour respirer.
** Durian : fruit tropical vert, avec une écorce à piquants. Son odeur est si forte et désagréable qu'il est en général interdit dans les lieux publics.


lundi 10 novembre 2014

Des Racines et des ailes -Fin


Je me ruai dans l'escalier, dans la rue, sur le boulevard, enfilai mon manteau en chemin et pestai. Aucune chance d'être à l'heure pour mon dernier rendez-vous avec Racine.
J'arrivai en sueur au cabinet. Mon psy m'attendait, un peu étonné de mon retard, peut-être soulagé. Avait-il cru à une défection ?
Nous fîmes comme promis le bilan. Lui attentif, moi aussi guillerette qu'émue. Une page se tournait. Cette petite pièce blanche dépositaire de tant de confidences, sa lumière tamisée et son odeur d'huiles essentielles, c'était terminé.
Encore dix minutes et je partirais affronter le grand monde sans béquilles, plantée sur mes deux pieds, riche d'un long travail et sans doute apaisée, plus forte, moins écorchée.

Ce n'est qu'au moment de régler la séance que mon sang se glaça.
Je n'avais pas d'argent.
L'embarras m'empourpra les joues. Comment était-ce possible ? "Mais comment t'as donc fait ton compte ?", aurait dit ma mamie.
Je me revis ouvrir mon portefeuille chez moi. Me promettre de passer au distributeur. Traîner pour me préparer. Cavaler le long des immeubles, traverser les rues au feu vert, zigzaguer entre les voitures, passer devant plusieurs banques sans ralentir.
J'avais oublié. Le trou noir. La honte.
- Je... Je... je ne peux pas... vous payer... maintenant, balbutiai-je. Pardon, je suis désolée.
Racine se carra dans son fauteuil. Il avait l'air amusé, la mine gourmande d'un chat tombé dans le pot de crème d'un splendide acte manqué.
- Comment interpréteriez-vous votre geste, Mademoiselle ? Dois-je en déduire que vous ne souhaitez pas vraiment mettre un terme à votre thérapie ? Oublier l'argent aujourd'hui, cela signifie en effet me le donner la semaine prochaine, à notre heure habituelle.
Je repoussai ma réponse spontanée, trop rude à mon goût :
"Non, cet oubli signifie la fin de notre travail. J'ai l'impression que le solde de mon compte, c'est zéro."
Pas question que Racine ne se sente d'une manière ou d'une autre offensé.
- Je vais tout de suite au distributeur et je reviens dans dix minutes, proposai-je.
Mon psy accepta-t-il ma proposition ? Je ne sais plus. Peu probable, car dix minutes plus tard, il recevait un autre patient. Mais notre dernière séance ne resta pas impayée, bien sûr.
On se devait un "solde de tout compte", n'est-ce pas ?

Un an plus tard un magazine me contacta pour un article. C'était mon premier, une commande aussi souhaitée que redoutée. À ne pas rater, sous peine de ne pas faire de vieux os dans la profession.
Le sujet, je m'en souviens encore : les enfants et le rapport au temps. Voilà qui me parut difficile, quasi insoluble. L'aide d'un professionnel s'imposait, et vite.
J'essayai de contacter les stars de la profession, ces psys qui s'affichent à la télé et dans les journaux, dont les coordonnées m'avaient été données par le magazine.
Impossible, ils étaient surchargés.
La solution s'imposa, évidente : Racine. Pourquoi ne pas avoir pensé à lui plus tôt ?
Je lui téléphonai, lui expliquai mon projet.
- Intéressant... Mais un peu délicat, aussi, vu que vous étiez ma patiente. J'y réfléchis et je vous rappelle, d'accord ?
- D'accord.
Ce fut oui.

Je retournai à son cabinet comme en pèlerinage, m'installai comme autrefois dans la salle d'attente, sur les coussins, guettai comme autrefois l'escalier vide. Racine apparut, me serra chaleureusement la main, m'escorta jusqu'à sa petite pièce.
L'odeur d'huiles essentielles me submergea. Le mobilier n'avait pas changé. Souvenirs, souvenirs.
Je m'assis sur "ma" chaise, sortis une feuille et un crayon. 
- Comment vous portez-vous, Mademoiselle ?
Je dis "Bien, merci", osai un "Et vous ?". Étrange de le revoir dans ce contexte, d'égale à égal, pour une interview calibrée comme une séance. Une fois notre entretien terminé, je ne m'attardai pas. Des patients attendaient leurs tours. 
L'article fut accepté sans guère de corrections. J'en envoyai un exemplaire à Racine. Il en fut satisfait, moi ravie.

Je pensais en avoir fini avec la thérapie. Je me trompais. Une avalanche emporta ma mère. Sa mort soudaine me terrassa, KO debout, seule au milieu de mes ruines.
Je rappelai Racine. Conscient de l'urgence, il me débloqua un rendez-vous dans la semaine.
Des années plus tard, ma meilleure d'alors m'avouerait :
- Chaque jour j'avais peur pour toi, peur que tu fasses une connerie. J'ai su que tu t'en tirerais le jour où tu as revu ton psy. Tu n'imagines pas combien cette décision m'a soulagée...
J'acquiesçai, pensive, me rappelant mes séances d'alors. Après les classiques entretiens en face à face, Racine décida de passer au divan.
Pourquoi exactement ? Je l'ignore.
Cette nouvelle donne inaugura ce que j'appelais les "séances Pavlov". À peine allongée, je pleurais. Des torrents de larmes qui baignaient mes souvenirs, ma culpabilité, ma certitude d'être orpheline, l'appartement déserté de ma mère et le tri de ses biens.
Étendue, j'étais face au plafond, face à la perte d'un être adoré, à l'injustice, à l'incompréhension et à la révolte. Face à moi-même, en somme. Le ciment fissuré n'offrait aucune échappatoire, la peinture, trop blanche, aucune solution. Je m'enfonçais dans ma conscience, voyage intérieur qui me laissait exsangue.
Le visage ouvert de Racine, ses bons yeux attentifs derrière ses lunettes n'étaient plus là pour me rattraper. Mon psy me secondait, pourtant. Ses approbations rythmaient mes mots, sa voix apaisante jetait un baume sur mon chagrin.
Les sanglots avaient beau ne pas diluer la douleur, ils me permirent peut-être de ne pas m'y noyer. Le travail des larmes dura deux ans, jusqu'à mon périple en Chine. Je connaissais déjà l'Inde, la Thaïlande, le Cambodge. Pour vadrouiller deux mois sac au dos, il me fallait un vaste territoire.
Pour clôturer notre dernière séance, Racine me lança dans un sourire malicieux :
- Xiexie !
Merci ? Je le fixai, ébahie. Parlait-il chinois ?
- Je l'apprends. Moi aussi je compte partir en Chine. Bon voyage, Mademoiselle !
Sur le pas de la porte, nous convînmes que je le rappellerais à mon retour.

J'atterris à Beijing en mars 2007, un an avant les Jeux Olympiques. Le choc. Il faisait encore froid, personne ne parlait anglais. On m'avait prévenue mais je n'avais pas voulu le croire. Du moins pas à cette échelle.
J'achetai un manteau fourré, un pull, des gants et tentai de me débrouiller.
Une fois hors de l'hôtel, je me perdais. Mon piteux sens de l'orientation ajouté à ma non-maîtrise de la langue transformaient chaque journée en immense jeu de piste.
Je dormais à la fauchée, en dortoirs. J'achetais mes billets à la gare, balbutiant des phrases tirées de mon guide de conversation. Je prenais des bus, des trains en doutant d'arriver à bon port. Je demandais mon chemin dix fois par heure.
Voyageuse et libre, oui, mais totalement dépendante.
Les Chinois me semblèrent rudes. Beaucoup me bousculaient sans s'excuser. Certains m'écartaient d'un geste méprisant dès que je leur adressais la parole. D'autres feignaient de ne pas me voir pour s'enfuir plus vite.
Ils avaient honte, sûrement, de ne pas maîtriser l'anglais. Montrer leur ignorance revenait à perdre la face.
Heureusement il y avait les autres, ceux qui me souriaient et qui, même sans me comprendre, désiraient m'aider. Ces paysannes qui me servaient des repas et me regardaient manger. Ces ouvriers sur un ferry qui, après m'avoir examinée en bête curieuse, me payèrent à boire. Cette étudiante de Nankin qui m'invita à dormir chez elle, à l'université. Ce petit réparateur d'électronique qui s'acharna sur mon IPod pour lui rendre vie.
Sans musique et sans livres, j'étais foutue.
Je traversai le pays au ras de terre, en horizontale et en diagonale. Loin de tout, et surtout du petit cabinet de Racine.
Plus que nul autre, ce voyage m'apprit à compter sur moi-même. Il me confronta à mes peurs, à la solitude, à l'ennui, à la frustration, à l'échec. J'en revins sur les rotules mais retrempée.
Je ne rappelai pas Racine.

Une après-midi mon téléphone sonna.
- Mademoiselle ?
Je reconnus tout de suite sa voix. Profonde, posée, rassurante, elle n'avait pas changé. Elle me trouva saisie, un peu honteuse. J'étais censée rappeler mon psy pour reprendre nos séances. Et à force de repousser, je ne l'avais pas fait.
- Je me demandais... dit-il. Vous allez bien ?
- Oui !
Je tentai de lui expliquer ma défection. Je m'embourbai. Racine parti d'un petit rire.
- Pas d'inquiétude, je comprends. Il n'y a aucune obligation à poursuivre votre thérapie. Mais comme je n'avais pas de vos nouvelles, je commençais à m'inquiéter... Me voilà rassuré, merci.
Je raccrochai, émue.
La voix de Racine, je ne l'ai plus jamais entendue.

Chaque patient, je crois, souhaite être spécial aux yeux de son psy. Aucun n'a envie de se résumer à un nom accolé à des problèmes ou à une pathologie.
J'ignore si j'ai été spéciale aux yeux de Racine. J'ai la prétention de penser qu'un peu, peut-être. Bien que restant chacun à nos places, nous avions une rare connivence mêlée d'humour, un vrai plaisir à échanger.
Racine m'a donné beaucoup. Sa générosité m'a touchée au coeur, sa bienveillance soutenue dans les heures noires.
À mes yeux, il restera spécial, un homme que j'aurais souhaité côtoyer dans ma vie et même compter parmi mes amis. J'ai plusieurs fois songé à lui écrire pour lui faire un signe, lui dire quel drôle de cours avait pris ma vie, combien la femme si torturée de jadis s'est apaisée. Pas le bonheur, un mot trop gros et un état trop transitoire, mais quelque chose qui souvent y ressemble.
Grâce à lui, un peu.
Peut-être est-il temps de rédiger ma lettre.

Photos : Thomas Barbey, Paul Villinski, Neville Colmore, Elmer Batters.

mercredi 5 novembre 2014

Le chien-reiller

Les cyber-cafés ont presque tous disparu à Bangkok. Dommage, il m'en faut un, et de toute urgence.
Je tourne dans le quartier touristique de Kao San. Après un quart d'heure de vaines recherches, je dois me rendre à l'évidence : ma seule chance est un réduit miteux coincé entre un restaurant et un salon de massage.
La pancarte de la devanture proclame "International calls, good line". Vraiment ? Voilà qui reste à vérifier.
Je fourrage dans mon sac pour mieux me traiter d'idiote. Sous le coup du stress, j'ai oublié mes baht dans la chambre d'hôtel.
Tant pis, j'en retirerai au distributeur voisin.
Ma carte patine dans la machine. Celle-ci finit par l'avaler entre deux protestations, un mélange de pistons rouillés et de chuintements métalliques.
Hors service, annonce l'écran.
C'est bien ma chance, tiens.

Le distributeur vomit péniblement ma carte. Et alors que je vais m'en emparer, il l'engloutit. Bon sang !
Annuler, annuler, annuler. Je presse la touche trois fois, cinq fois, dix fois, de plus en plus fort.
Rien ne se produit.
Je tape l'écran. En pure perte, évidemment. Je demande de l'aide aux masseuses qui, à leur tour, frappent le clavier et la machine. Cinq minutes de coups de poing pour un résultat nul. La carte n'est pas ressortie.
Heureusement que j'en ai une autre dans mon portefeuille.
Je maudis la conspiration des objets, cette manie qu'ils ont, tous, de se liguer contre moi au pire moment. De déclarer forfait alors que j'ai justement besoin d'eux. De m'échapper des mains pour se pulvériser au sol. De m'écharper les hanches, les cuisses, les mollets, en me laissant des bleus.
La maladresse est chevillée à mes gestes, mais faire porter le chapeau aux objets m'apaise.

Dans toute cette histoire, il n'y en a qu'une qui sera contente : l'employée de la boutique de téléphone. Elle m'accueille d'un air bougon, pose un chronomètre sur la table, l'enclenche et m'empêche de composer le numéro.
- Je m'en charge ! insiste-t-elle.
Comme si j'allais appeler Truk, Micronésie, au lieu du centre de la France. 
La ligne est mauvaise et mon correspondant en voiture. Entre trous noirs et friture, je peine à l'entendre. À la faveur d'une coupure, mes yeux s'égarent sur la rue. C'est alors que je suis témoin d'une scène incroyable.

Un vieux chien s'est arrêté devant la boutique pour gratter ses puces. Je le reconnais, voilà des années qu'il arpente le quartier.
Bas sur pattes, il boîte un peu. Ses oreilles sont cassées, ses couilles ridées bringuebalent entre ses cuisses. Dans une autre vie, son pelage sable était dru. Il se limite à présent à quelques touffes sur une peau rongée. Croûtes et parasites sont devenus ses plus fidèles compagnons.
Un mendiant avise le chien, s'en approche. Trop occupée à se gratter, la bestiole ne bronche pas. L'homme l'empoigne par les pattes avant et la traîne comme un vulgaire paquet. Son prisonnier se débat, proteste, tente de lui fausser compagnie. Une mandale sur la truffe brise sa résistance.
L'homme largue le chien sur un bout de trottoir, l'aplatit façon crêpe. Puis, sans autre forme de procès, il s'allonge et se sert de sa proie... comme d'un oreiller.
L'un dessous, l'autre dessus, ils resteront ainsi des heures, immobiles. Peut-être même qu'à la fin, vaincu, l'oreiller vivant s'est endormi.
Qui osera prétendre que le chien n'est pas le meilleur ami de l'homme ?



Illustration oreiller de Roy Lichtenstein ; photo de William Wegman.

mardi 4 novembre 2014

Enfer urbain

Bangkok, 31 octobre 2014.

L'air est lourd de pollution, de vacarme et d'asphalte chauffé à blanc. Dans mes yeux, deux pierres. Mes cornées sont sèches, rougies par les lentilles et la longue journée. Ma peau est liquide, recouverte d'une pellicule de sueur et de crasse.
La nuit est tombée mais la chaleur toujours aussi pesante. Lorsque sur notre passage s'ouvrent les portes d'une boutique, une caresse glaciale nous enveloppe. Mais après deux pas l'haleine brûlante de la ville nous rattrape, un remugle d'ordures, de pourriture et de pisse.
Kelvin et moi remontons Sukhumvit Road, un axe principal de la cité. Six lignes de voitures pare-choc contre pare-choc, moteurs allumés, vomissent leurs gaz d'échappement.
Bangkok est connu pour ses embouteillages. Il paraît même que les chauffeurs de taxi embarquent une bouteille pour soulager leurs envies pressantes.
L'air est lourd, dense, irrespirable. Mes yeux se mettent à larmoyer, ma gorge à piquer.
- Et si on prenait le métro ? dis-je à Kelvin.
Il refuse. Pas la peine, nous ne sommes pas si loin de l'hôtel.

Les soi* charrient des promeneurs qui viennent grossir la cohue du boulevard. Le métro passe en grondant sur nos têtes. Ses escaliers déversent sans répit leurs chargements d'âmes. Hommes en costume, femmes en tailleur... Des cohortes d'employés rentrent chez eux. Les employés et une foule interlope, débraillée, éreintée. Les corps sont maigres, vidés de sève, les visages fermés, exsangues.
Le monstre de la ville les a engloutis, digérés puis recrachés, raclés jusqu'au squelette.
Je marche en automate, me déporte pour éviter la collision.
Sur le trottoir, des mendiants. Des vieillards ratatinés, de jeunes loqueteux, quelques familles avec des enfants. Une forme rampe dans la saleté. Un mutilé sans bras ni mollets abandonné sur le bitume. Ses cheveux dégoulinent en grappes sales sur ses épaules. Son menton râpe la poussière. Son pantalon déchiré révèle ses moignons, des pilons de cuir recuits.
Ironie cruelle, il pousse devant lui un gobelet McDonald's. J'y dépose toutes mes pièces. L'amputé ne lève pas la tête mais émet un son étrange, animal. On dirait une bête prise dans un piège.
Je pense à l'Inde, aux visions qui me hantèrent des semaines après mon retour. Quatre manchots-culs de jatte sur le chemin d'une mosquée, disposés en carré sur une natte. Une femme sans regard, les orbites à nu. Un chien le cul ouvert, traînant ses entrailles dans la boue.
Kelvin m'attend. Je le rejoins.

Au-dessus de nous s'étend la voie de béton gris du métro aérien, un long serpent affalé sous un ciel plombé. Il n'est même pas noir, la couleur des ténèbres, mais d'un gris tirant sur le jaune.
C'est un ciel d'apocalypse.
Demain, on célèbre les défunts. Des boutiques vendent des chapeaux pointus de sorcières, des masques de monstres, de vampires et de têtes de mort. J'imagine la foule de l'avenue transformée en squelettes, zombies trottinant sur leurs moignons, les mâchoires refermées sur le vide et les crânes constellés de chiures.
Kelvin soupire. Avancer devient difficile. Le marché de nuit a commencé. Les commerçants ont monté leurs stands tout le long de la chaussée, occupant ainsi la moitié du trottoir. Il ne reste de place que pour deux files piétinant en sens inverse.
Voilà les badauds forcés de progresser à la queue-leu-leu. Dès que l'un d'eux stoppe devant un étal, c'est le bouchon, le caillot dans une artère déjà encombrée.

Je devance Kelvin qui se tenait juste derrière moi. Il n'aime pas cette distance qui le fait passer pour un homme en goguette. Si des touristes l'ont déjà confondu avec un Thaï, les Thaïs, eux, ne commettent pas cette erreur. On l'arrête tous les deux mètres pour lui proposer un tuk-tuk**, de la drogue, des femmes, des lady-boys, un ping-pong show.
Le ping-pong show semble une spécialité de Bangkok. Dans une pièce sombre et glauque, sur une scène rafistolée, des filles. Souvent défraîchies, elles s'introduisent dans le vagin divers objets, dont des goulots de bouteilles et des lames de rasoir. Les plus habiles expulsent des fléchettes qui se fichent en pleine cible. Joueuses, elles entament un match de ping-pong. D'où le nom.
La plupart du temps le show n'est qu'une arnaque. Loin de régler le seul prix d'une consommation, comme promis à l'entrée par le rabatteur soucieux de toucher sa commission, il faut aligner encore et encore les billets. À la sortie l'addition est salée et les videurs très peu compréhensifs.

Ballottée de droite et de gauche, j'avance au ralenti, sac serré contre la poitrine. Il ne faudrait pas qu'un pickpocket y mette la main. Le marché ne me passionne guère. D'un stand à l'autre, les mêmes objets, vêtements et souvenirs vendus au prix "touristes".
Comme lors de mon dernier voyage à Bangkok, il y a beaucoup de DVD pornos et de jouets érotiques. Menottes à fausse fourrure, cockrings, godes, étuis péniens, vagins en plastique s'étalent en pleine rue, au vu et au su de tous. Plutôt savoureux sachant que les sex-shops sont illégaux en Thaïlande. Comme le racolage, d'ailleurs.
Qu'importe, on n'en est pas à une contradiction ni à une hypocrisie près.
Je me souviens des courses faites ici avec Stefan, un amant de passage. Du gode à piles qui expira le soir même et de ma colère devant ce trépas précoce.
- Camelote chinoise ! avais-je crié en jetant l'engin à l'autre bout de la chambre. 
Ce qu'on trouve également ici, et sans ordonnance, Stefan n'en avait pas besoin : Cialis, Xiemed, Valium, Viagra, remèdes contre l'angoisse et la bite molle. Gribouillée sur des pancartes en carton, leur énumération n'inspire aucune confiance.
Je souris en songeant à mon amie Bertille. Le Viagra de contrebande, sans doute faux, nous l'appelions Viagrox. Sur notre plage des Philippines il était vendu par un homme repoussant qui le cachait dans ses poches, un gras du bide aux yeux visqueux.
- Viagrox ? Viagrox ? m'exclamai-je lorsque je le croisai.
Voilà que le groupe qui me précède décide d'en faire emplette. Bloquée par leurs palabres, je trépigne. Mes cornées hurlent grâce, mes poumons exigent un air moins vicié, mes tempes battent la breloque de la migraine.
Je me rêve allongée dans notre chambre, le corps purifié d'eau claire, loin de cette jungle urbaine qui me grignote la peau.
Moi qui aime tant Bangkok, j'ai pour Halloween presque changé d'avis.

Photos : Kevin Ooi, Spencer Tunick, Miru Kim.

* Soi (prononcer soille) : voies transversales, plus ou moins larges, qui coupent les rues principales. Les soi sont numérotées pour permettre de localiser une adresse. Par exemple : Sukhumvit, soi 7.
** Tuk-tuk : petite voiture propulsée par une moto.