dimanche 19 octobre 2014

Marathon-Man

Suite aux commentaires sur mon précédent billet, voici Marathon Man.
Philippines, Panglao, Mars 2012.

Il était penché, studieux. Par la vitre je distinguais les galets parfaitement alignés de sa colonne vertébrale, ses omoplates en récifs jumeaux, ses épaules en pente douce, ses bras de Vénus de Milo coupés aux coudes par la fenêtre.
Cet homme au dos de marbre avait une immobilité de statue. Je l'observais fascinée, lui prêtant des traits aussi réguliers que la géographie de son buste.
Peut-être fut-ce le poids de mon regard qui le poussa à lever la tête, pensif.
Peut-être fut-ce le hasard.
D'un mouvement coulé semblant chorégraphié à ma seule intention, il se retourna pour s'étirer de tout son long. Il ne me vit pas figée en contrebas.
La distance rendait son visage flou. Comme si, fraîchement taillé dans le roc, il en sortait couvert de poussière. Mais peut-être était-ce moi qui ne voulais pas le voir, ce visage. La ligne de poils bruns fusant de son nombril à son short de bain me suffisait.
Explosion de surprise ou de désir, un brusque hoquet me saisit. Ma gorge se contracta sous l'impact. Le "huink !" échappé de mes lèvres me parut si bruyant que cet homme, même haut perché, ne pouvait que l'entendre.
Je me trompais. Il ne baissa pas les paupières.
Alors c'est moi qui montai à lui.

Il distingua d'abord mes prunelles prises dans un rayon de soleil. Puis mes fesses alors que, penchée, je feuilletais la brochure de l'hôtel. Je feignis d'ignorer son regard insistant sur ma croupe, ma taille sanglée par une large ceinture, mes cuisses nerveuses battant la mesure de mon pied nu.
Il avança une main vers mes hanches, en infléchit la courbe pour s'emparer de ma paume.
Son contact brûlant me causa un choc. Des papillons semblèrent ricocher contre mon épiderme. Concentrée, brute, l'énergie de l'homme voletait vers moi pour se diffuser dans mon sang.
Seconde d'intimité volée, comme électrique.
Gênée, je retirai ma main.
- My name is Niels. Nice to meet you.
Niels avait adopté l'accent nasal des États-Unis. D'origine danoise, il avait cet aspect robuste que, peut-être à tort, je prête aux marins nordiques. Une poitrine impressionnante, glabre, polie, taillée à la hache. Des abdominaux en plaquettes de chocolat. Une bouche si charnue qu'elle paraissait devoir s'écarter sur ses dents. De grands yeux très bruns qui contrastaient avec ses cheveux blonds.
Un bel homme, sans doute.

Niels était en vacances avec un ami. Sympathique, drôle, bavard, Benjamin cultivait un easy going nord-américain, amabilité sans chichis ponctuée de solides éclats de rire.
Le lendemain nous nous retrouvâmes sur le bateau de plongée. Niels, occupé à passer son Open Water*, resta à quai. Il s'enferma dans la salle de cours en regrettant de ne pas être du voyage.
Nos immersions furent courtes. Je ne m'en plaignis pas. Dès la première le froid me saisit. Glacée, tremblante, je remontai sur le pont, me désharnachai, enlevai ma combinaison trempée, m'allongeai en plein soleil et m'assoupis.
L'ombre de Benjamin m'éveilla. Prévenant, il m'apportait un café chaud et des miettes de conversation. Qu'il m'invita, à notre retour, à prolonger au restaurant.
Notre déjeuner tardif se conclut par une proposition en points d'interrogation. Étais-je libre ce soir ? Nous pourrions alors dîner ensemble. En compagnie de Niels si celui-ci souhaitait se joindre à nous. Et si lui, Benjamin, avait entre temps récupéré de ses plongées. Deux et il était déjà à demi mort de fatigue.
- Why not ? répondis-je.
Cela faisait beaucoup de conditions, autant d'inconnues qui me laissaient libre de me rétracter. Benjamin avait beau être agréable, je ne sortirais pas de chez moi au cas où Niels déclarerait forfait.
C'était aussi clair qu'inavouable.

À neuf heures arriva le message que je n'attendais plus. Benjamin, dans un lieu que je détestais. Le genre d'endroit avec une musique assourdissante, une table de billard encombrée et des serveuses vêtues comme des putains. Je n'ai rien contre les putains, mais les Philippines grimées pour la chasse au Blanc m'agacent, ou plutôt m'attristent.
Diplomatiquement je demandai si Niels était du dîner.
Il en était.
Je mis une robe noire et du mascara. Marchai sur la route sombre en guettant un habal-habal.* À cette heure-là, personne. Je me résignai à gagner le restaurant à pied quand une moto s'arrêta.
Mon soir de chance, apparemment.
Les deux garçons partageaient une table trop large. À peine assise que j'avais déjà l'impression d'être à des kilomètres. La musique nous contraignait à parler fort. Je repoussai le menu pour commander un simple Coca. Pas faim, merci. Mon dîner est déjà là, à engloutir un énorme hamburger en s'aspergeant les doigts de sauce.
De quoi vous dégoûter d'être carnassière.

Retour en moto serrée contre Niels. L'amorce du désir, en général. Sauf que là, je n'éprouvais pas grand-chose.
J'accusai le vent. La fatigue. Tout mais pas ce beau garçon blond au souffle lourd sur ma chevelure.
Ma terrasse. Un verre et une paume qui filait sur mes jambes. De baisers en caresses, je me glissai sur Niels pour l'enfourcher. Lui pétrissait ma chair telle une pâte à pain, faufilait ses doigts sous les manches de ma robe et mon soutien-gorge, puis par le bas, sous ma culotte.
Le tout me fut ôté avant que je ne puisse souffler :
- Allons à l'intérieur...
Niels ne me laissa pas me lever. Me soulevant comme un fardeau de plumes, il décolla sans effort son bassin de la chaise, traversa la terrasse d'un pas léger et me déposa sur le lit.
Les vêtements que j'aurais bien enlevés avec lenteur fusèrent sur le plancher. Niels m'apparut nu. Torse toujours sublime mais jambes étranges, aux cuisses surdéveloppées et plus dures que du bois.
Leurs muscles saillants peinaient à trouver leur place sur moi. Ils se contractaient en prenant mes hanches en tenaille, pinçaient mes cuisses, heurtaient mes genoux.
Presque douloureux et fort peu érotique.

Contre mon ventre, un quintal de chair tressautante. Je me dégageai dans un petit soupir qui pouvait passer pour du ravissement. Me retournai, à genoux, paumes appuyées au mur. Niels approuva mon initiative. Grogna, gémit, me pilonna avec énergie mais sans méthode. Le matelas trop épais protestait. Ses ressorts élastiques nous propulsaient vers le haut, mini bonds ridicules que Niels contrecarrait à la force du poignet.
Une gambade plus haute et nous faillîmes perdre l'équilibre, basculer pour nous retrouver au bas du sommier, enchevêtrés sur le carrelage froid. Je corrigeai l'erreur de trajectoire d'un vigoureux mouvement de croupe. Croupe que Niels se mit à tapoter entre deux compliments.
Soudain l'impression d'être une jument remerciée pour son ardeur à la tâche.
Et ça durait, ça durait.

Un autre que Niels eût été ruisselant, vaincu, hors d'haleine. Pas lui. Il me l'avait confié plus tôt, la course à pieds était sa spécialité. Dix mois déjà qu'il s'entraînait, et dur, pour le marathon de New York.
Si l'un de nous devait demander grâce, ce serait moi. Sans l'ombre d'un doute.
Je cédai pour tomber sur le flanc. Épuisée, suffocante, courbatue.
Il fallait en finir. Ce qui réclama du temps, de la patience et un peu de technique.

Plus tard, Niels dit :
- C'est Benjamin qui sera jaloux.
Je levai un sourcil perplexe.
"De quoi, au juste ?", manquai-je de questionner.
- Tu lui plaisais beaucoup, aussi... Mais tu as bien fait de me choisir. Il est, j'en suis certain, moins bon amant que moi.
J'en restai muette.
L'assurance benoîte de certains mâles a le don de me clouer le bec.

* Open Water : premier niveau de plongée dans le système PADI. Il permet de descendre jusqu'à 18 mètres.
** Habal-habal : moto taxi. Beaucoup de particuliers jouent ce rôle pour arrondir leurs fins de mois. Il leur suffit de s'arrêter lorsqu'ils voient une personne qui, sur la route, a besoin d'un moyen de locomotion.

Photos : Horst P. Horst, Jeanloup Sieff, Hanz Hajek Halke.

1 commentaire:

  1. J'ai eu plaisir moi aussi à relire ce billet et nos commentaires de l'époque, chez Chut.
    D'ailleurs, rien à ajouter sur ce cas.

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