mercredi 22 octobre 2014

L'amour au crayon à papier

Elle est arrivée dans ma boîte aux lettres avec des factures. Elle, une enveloppe faite maison ou plutôt une feuille chiffonnée, repliée à la hâte et scotchée sur un mystérieux contenu. Son rabat s'ornait d'un message en idéogrammes.
Pas de timbre, ce qui signifiait que l'expéditeur l'avait lui-même déposée dans ma boîte.
J'ai froncé les sourcils, étonnée. Qui pouvait bien s'être déplacé jusque chez moi ? Prendre cette peine supposait un message important, un à ne pas livrer à n'importe quelles mains.
Je pensai sans conviction aux parents de Kelvin. Ils nous aurait avertis de leur passage, supposais-je. Et pourquoi écriraient-ils en chinois ? La langue maternelle de leur fils est l'anglais. Quant au hokkien, le dialecte de la communauté chinoise de Penang*, il ne s'écrit pas.
Si cette lettre m'était adressée, le choix du mandarin était pour le moins curieux. Mon étrange correspondant devait se douter qu'Européenne, je n'en parlais que trois mots et serais incapable de la déchiffrer.
L'énigme demeurait donc entière, et même plus opaque.
J'ai soupesé la lettre. Très légère, le poids de deux plumes. J'ai imaginé, sans doute à tort, qu'elle contenait une clef. Mais la clef de quelle porte ? S'agissait-il d'un lieu endroit, d'un lieu réservé aux initiés ?
Franchement intriguée, je décidai alors de l'ouvrir.
À l'intérieur, une feuille blanche pliée en huit. Sur la feuille, un déluge d'idéogrammes tracés au crayon de papier. Entourée dans un coin, une adresse. En bas, un numéro de téléphone et un nom, Jesmen.
En-dessous, une déclaration : "You will always be in my heart".
Je faillis en avaler mon chewing-gum.
Mais qui était Jesmen ? Je n'en avais aucune, mais aucune idée.
Sans doute le message lèverait-il le voile sur son identité. Je devais en avoir le coeur net.

Qui pourrait me traduire cette lettre ?
Je pensai d'abord à Lili la discrète avant de me raviser. Lili serait sûrement gênée et sa boutique embouteillée. Aucune envie que ses clients ne découvrent la prose de Jesmen en même temps que moi.
C'est donc vers la pharmacie que je dirigeai mes pas. La patronne, Jin, est une jeune Chinoise qui m'apprécie en dépit de mes terribles gaffes. La première fut de lui demander comment se déroulait sa grossesse.
- Vous êtes à cinq mois, non ?
- Mais je ne suis pas enceinte ! protesta-t-elle.
Sa réponse me plongea dans un embarras contrit. Et loin de me taire comme je l'aurais dû, j'accusai ses vêtements qui, trop larges, faisaient saillir son ventre. 
- Mais elle n'est pas mariée ! lança alors l'employée malaise en roulant des yeux effarés.
- Et alors ?
Je me serais mangé les lèvres de ma bêtise. L'employée avait raison, bien sûr, et son bon sens se passait de commentaires. Mais une fois encore, mes convictions prirent le dessus.
- Et alors ? On peut avoir un enfant sans être mariée, non ?
Non, on ne peut pas. Et je le savais bien. Maudit petit diable qui me pousse à m'exprimer à contretemps, nourrissant ainsi l'image de la Blanche non intégrée qui ne connaît rien à rien.
Jin eut le bon goût de ne pas s'offusquer de mes impairs, ou de ne rien en montrer. Son accueil est toujours chaleureux, et elle s'attarde volontiers pour un brin de causette.
Elle serait heureuse de m'aider à éclaircir le mystère de cette lettre, j'en étais sûre.


Une fois à la pharmacie, je fis quelques achats avant d'hasarder :
- Voilà la lettre déposée ce matin dans ma boîte... Pouvez-vous me la traduire, s'il vous plaît ?
Jin parcourut la feuille, ouvris des yeux ronds, poussa un cri et éclata de rire. Aussitôt ses employées l'encerclèrent afin d'en grappiller quelques mots.
Je les observai, confuse, la curiosité piquée à vif.
- Qu'est-ce que c'est, Jin ?
- C'est... une... lettre... d'amour ! hoqueta-t-elle.
- Pardon ? hoquetai-je à mon tour.
- Vous avez un admirateur secret ?  lança une employée.
- Un ex qui connaît votre adresse ? renchérit sa collègue.
- Non, non.
- Ce garçon est jeune, en tout cas, trancha Jin. Un ado, je pense. Pour être franche, sa déclaration ressemble à un mauvais roman d'amour. Enflammée, exagérée, lyrique... Il a dû la recopier de bout en bout, ça sonne trop comme du bla bla !
Pour preuve, la pharmacienne déclama d'un ton mélodramatique :
- "Pardon de l'odieuse blessure que je t'ai infligée, ma tendre colombe. Accuse mon orgueil mais ne me renie pas, je t'en conjure..." Oh, il confirme votre rendez-vous du 25 décembre !
Mon rendez-vous de Noël ? J'étais si ahurie que le soupçon me vint.
- Jin... Cette lettre, à qui est-elle adressée ?
Jin s'empara de l'enveloppe chiffonnée, la retourna et déchiffra :
- Lin Ying Wang.
Je respirai un grand coup.
- C'est une erreur, dis-je.
- Vous avez une colocataire ?
- Non.
- La famille qui louait la maison avant vous, elle avait une fille ?
- Oui, mais dans la trentaine. Mariée, avec un enfant.
- En effet, il s'agit d'une erreur.
- Mais Jesmen, n'est-ce pas un prénom féminin ?
- Pas sûr. Sans doute. Oh oh, Jesmen est une lesbienne, un tomboy !
- Vous allez l'appeler ? pouffa une employée.
- Probablement. Il faudrait quand même la prévenir, non ?
- Je pense... souffla Jin.
Et dans ses yeux, je lis "Heureusement que ce n'est pas tombé sur moi !"


Au retour je croisai Kelvin dans la rue. Je lui parlai de la lettre. Il rit. Je la lui tendis. Il rit encore.
- Une lettre d'amour au crayon de papier, faut le faire... Et l'enveloppe façon torchon, avec son pauvre bout de scotch, en voilà, du romantisme ! M'étonnerait que Jesmen soit une femme, cela dit. Jesmen, c'est plutôt un prénom d'homme.
Ne restait plus qu'à le vérifier.
Je composai le numéro indiqué en bas de page. À la deuxième sonnerie, quelqu'un décrocha.
- Allô ?
Is it Jesmen ?
- Yes.
Jin avait vu juste. Jesmen était bien une femme. Et à sa voix, pas une adolescente. Sans doute très gênée de mon appel, ce qui me gêna en retour.
- Lin Ying Wang n'habite pas à cette adresse, bafouillai-je. Euh, désolée.
- OK.
J'allais proposer à Jesmen de récupérer sa lettre. Peine perdue. Elle avait déjà raccroché. Je restai plantée au milieu de mon salon, stupide, le combiné contre l'oreille.
Lin Ying Wang, si tu m'entends... Tu as rendez-vous le 25 décembre. Et joyeux Noël !


* Communauté chinoise de Penang : le quartier dans lequel je vis est à dominante chinoise. La majorité des Chinois parle quatre langues : mandarin, hokkien, bahasa melayu ou malais, anglais.
La Malaisie est un melting-pot composé de Chinois (en majorité bouddhistes ou taoïstes), de Malais (musulmans) et d'Indiens (en majorité hindous). Tous sont de nationalité malaisienne, bien sûr.

3e photo de Zhang Peng.

2 commentaires:

  1. Il a fallu que cette histoire tombe sur toi. Le hasard a tout de même des jolis coups ! Quoiqu'un peu frustrant sur la fin. N'y aurait-il pas une suite, avec un ou deux rebondissements, qui mettrait un peu de baume au cœur de Jesmen ?

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  2. Hélas, non... Je doute d'avoir un jour des nouvelles de Jesmen, elle n'a pas été très agréable au téléphone. Ce que je comprends, savoir sa lettre d'amour lue par un mauvais destinataire n'est guère plaisant ! Et je suis bien d'accord avec toi : la vie est frustrante, parfois.

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